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Герцен Александр Иванович - Du developpement des idêes rêvolutionnaires en Russie, Страница 2

Герцен Александр Иванович - Du developpement des idêes rêvolutionnaires en Russie


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#234;rieure de la sociêtê fut-elle recrutêe par le peuple; les descendants des guerriers varègues, qui vinrent avec Rurik, apportèrent, à ce qu'il paraît, l'idêe d'une institution aristocratique, mais l'esprit slave la mutila selon ses notions patriarcales et dêmocratiques. La drougina, espèce de garde permanente du prince, êtait trop peu nombreuse pour former une classe à part. Le pouvoir princier êtait bien loin d'être illimitê comme il le fut plus tard à Moscou. Le prince n'êtait en rêalitê que l'ancien d'un grand nombre de villes et de villages,qu'il gouvernait conjointement avec les rêunions gênêrales, mais il avait l'immense avantage de ne pas être êlectif et de partager les droits souverains de la famille a laquelle il appartenait. En outre, 18 grand prince êtait le grand juge du pays, le pouvoir judiciaire n'êtait pas sêparê du pouvoir exêcutif. Cette fêdêralisation êtrange dont l'unitê s'exprimait par l'unitê de la race rêgnante et ne se perdait point dans la divisibilitê des parties et le manque de centralisation, cette fêdêralisation, avec sa population homogène sans classes, sans distinctions entre les villes et villages, avec ses propriêtês territoriales sous le rêgime communiste, ne ressemble en rien aux autres Etats de la même êpoque. Mais si cet Etat diffêrait si essentiellement des autres Etats de l'Europe, on n'est point autorisê à supposer qu'il leur fût infêrieur avant le XIVe siècle. Le peuple russe d'alors êtait plus libre que les peuples de l'Occident fêodal. D'autre part, cet Etat slave ne ressemblait pas non plus aux Etats asiatiques, ses voisins. S'il y entrait quelques êlêments orientaux, le caractère europêen dominait. La langue slave appartient, sans aucune contestation, aux langues indo-europêennes et non pas aux langues indo-asiatiques; en outre, les Slaves n'ont ni ces êlans soudains qui rêveil-lent le fanatisme des populations entières, ni cette apathie qui prolonge la même existence sociale au travers des siècles entiers et de gênêrations en gênêrations. Si l'indêpendance individuelle est aussi peu dêveloppêe chez les peuples slaves que chez les peuples d'Orient, il y a cependant cette diffêrence à êtablir, que l'individu slave a êtê absorbê par la commune, dont il êtait un membre actif, tandis que l'individu de l'Orient a êtê absorbê par la race ou l'êtat auxquels il n'avait qu'une participation passive.
   La Russie paraissait asiatique, vue de l'Europe, europêenne, vue de l'Asie; et ce dualisme convenait parfaitement à son caractère et à sa destinêe, qui consiste entre autres à devenir le grand caravansêrail de la civilisation entre l'Europe et l'Asie.
   La religion même continua cette double influence. Le christianisme est europêen, c'est la religion de l'Occident; la Russie en l'acceptant s'êloignait de l'Asie, mais le christianisme qu'elle adopta fut oriental: il venait de Byzance.
   Le caractère slavo-russe a une grande affinitê avec celui de tous les Slaves, en commenèant par les Illyriens et les Montênêgrins et en terminant par les Polonais avec lesquels les Russes luttaient si longtemps. Ce qui distingue le plus les Slavo-Russes (outre l'influence êtrangère qu'ont subie les diverses races slaves), c'est une tendance non interrompue, persêvêrante, à s'organiser en un Etat indêpendant et fort. Cette plasticitê sociale manquait plus ou moins aux autres races slaves, même aux Polonais. L'idêe de vouloir organiser et êtendre l'Etat, se rêveille du temps des premiers princes qui vinrent à Kiev, de même qu'après mille ans, elle se retrouve dans Nicolas. On la reconnaît dans l'idêe fixe de conquêrir Byzance et dans l'entraînement avec lequel le peuple s'est levê en masse (en 1612 et 1812), lorsqu'il a craint pour son indêpendance nationale. Instinct ou legs des Normands, ou tous les deux ensemble, c'est là un fait incontestable et la cause pour laquelle la Russie a êtê le seul pays slave qui se soit organisê avec une telle puissance. L'influence êtrangère même a aidê de diverses manières à ce dêveloppement, en facilitant la centralisation et en prêtant au gouvernement les moyens qu'il n'avait pas.
   Le premier êlêment êtranger, après l'êlêment normand, que nous voyons se mêlera la nationalitê russe, fut l'êlêment byzantin. Tandis que les successeurs de Sviatoslaf ne rêvaient que la conquête de la Rome orientale, celle-ci entreprit et accomplit leur soumission spirituelle. La conversion de la Russie à l'orthodoxie grecque est un de ces êvênements graves, dont les suites ne peuvent être calculêes, qui se dêveloppent durant des siècles, et changent parfois la face du monde. Il n'y a pas de doute qu'un demi-siècle ou un siècle plus tard, le catholicisme n'eût pênêtrê en Russie et n'en eût fait une seconde Croatie ou une seconde Bohême.
   L'acquisition de la Russie fut une immense victoire pour l'empire expirant à Byzance et pour l'êglise humiliêe par sa rivale. Le clergê de Constantinople, avec cette astuce qui le caractêrise, le comprit fort bien; il entourait ses princes de moines et dêsignait les chefs de la hiêrarchie clêricale. L'hêritier, le dê fenseur, le vengeur de tout ce que l'êglise grecque avait souffert ou avait à souffrir fut trouvê, non en Anatolie, non en Antioche, mais dans un peuple qui touchait d'un côtê à la Mer Noire et d'un autre à la Mer Blanche.
   L'orthodoxie grecque forma un lien insêparable entre la Russie et Constantinople; elle affermit l'attraction naturelle des Slavo-Russes vers cette ville, et prêpara par sa conquête religieuse la conquête future de la mêtropole orientale par le seul peuple puissant qui professât l'orthodoxie grecque.
   L'êglise se jeta aux pieds des princes russes, lorsque Mahomet II entra en vainqueur à Gonstantinople, et, depuis ce temps, le clergê ne cessa de leur montrer du doigt le croissant sur l'êglise de Sainte-Sophie. M. Fallmerayer raconte dans ses Fragments de l'Orient, comme le clergê grec êtait êlectrisê, lorsqu'on entendait la canonnade de Paskêvitch à Trêbisonde, et comme les moines d'Haygyon-Horos et d'Athos attendaient leur libêrateur orthodoxe. La domination turque aura êtê beaucoup plus favorable que contraire au dênoûment que nous prêvoyons. L'Europe catholique n'aurait pas laissê le Bas-Empire en repos pendant les quatre derniers siècles. Une fois dêjà les Latins avaient rêgnê sur l'empire d'Orient. On aurait probablement relêguê les empereurs dans qeulque coin de l'Asie Mineure et converti la Grèce au catholicisme. La Russie d'alors n'aurait pu rien faire contre les empiêtements des Occidentaux; les Turcs ont donc sauvê, par leur conquête, Constantinople de la domination papale. Le joug des Osmanlis a êtê dur, impitoyable, sanguinaire au commencement; mais lorsqu'ils n'eurent plus rien à craindre, ils laissèrent les peuples conquis jouir en repos de leur religion, de leurs mœurs, et c'est ainsi que s'êcoulèrent les quatre derniers siècles. La Russie devint virile depuis ce temps, l'Europe vieillit, et la Sublime-Porte elle-même a dêjà subi l'êmancipation de la Morêe et un sultan rêformateur.
   A l'influence byzantine se joignit bientôt une influence encore plus êtrangère à l'esprit occidental, l'influence mongole. Les Tartares passèrent sur la Russie comme une nuêe de sauterelles, comme un ouragan dêmolissant tout ce qu'il rencontrait sur son chemin. Ils saccageaient les villes, brûlaient les villages, s'entre-pillaient les uns les autres, et, après toutes ces horreurs, ils disparaissaient derrière les bords de la Mer Caspienne, en envoyant de temps à autre des hordes fêroces pour rappeler leur domination à la mêmoire des peuples conquis. Quant à l'organisation intêrieure de l'Etat, à son administration et à son gouvernement, ces conquêrants nomades n'y touchaient pas. Non seulement ils laissaient une pleine libertê à l'exercice de la religion grecque, mais ils bornaient leur domination sur les princes russes à exiger d'eux de venir chercher leur investiture chez les khans, de reconnaître leur souverainetê, et de payer l'impôt prescrit. Le joug mongol nêanmoins porta un coup terrible au pays: le fait matêriel des dêvastations renouvelêes à plusieurs reprises avait extênuê le peuple, il flêchit sous une misère accablante. Il dêsertait les villages, errait dans les bois, il n'y avait plus de sêcuritê pour les habitants; les charges s'accrurent de l'impôt que venaient percevoir, au moindre retard, des Baskaks avec des pleins pouvoirs et des milliers de Tartares et de Kalmouks. C'est à partir de ces temps nêfastes, qui durèrent près de deux siècles, que la Russie se laissa devancer par l'Europe. Le peuple persêcutê, ruinê, toujours intimidê, acquit l'astuce et la servilitê des opprimês; l'esprit public s'avilit. L'unitê même de l'Etat êtait prête à se rompre, de grandes crevasses se faissaient de tous côtês: le sud de la Russie commenèait de plus en plus à se dêtacher de la Russie centrale, une partie penchait vers la Pologne, une autre êtait sous la domination des Lithuaniens. Les grands princes de Moscou ne s'inquiètent plus de Kiev. L'Ukraine se couvre de Cosaques indêpendants, de ces hordes armêes formant des rêpubliques militaires, se recrutant de dêserteurs et d'êmi-grants de toutes les parties de la Russie, qui ne reconnaissaient aucune souverainetê. Novgorod et Pskov, protêgês des Mongols par les distances et les marais, cherchaient à se rendre indêpendants de la Russie centrale ou à la dominer. Au centre de l'Etat, dans la partie la plus dêvastêe, on voyait une nouvelle ville, sans autoritê, sans nom populaire, lever la tête avec la prêtention orgueilleuse au titre de la capitale de la Russie. Il semblait que cette ville, perdue au fond des bois de sapin, n'avait aucun avenir, mais ce fut là justement que se noua le nœud central de la vie russe.
   Le pouvoir des grands princes changea de caractère dès qu'ils eurent quittê Kiev. A Vladimir, ils devinrent plus absolus. Les princes commencèrent à considêrer leur apanage comme leur propriêtê, ils se crurent inamovibles, hêrêditaires. A Moscou, les princes changèrent l'ordre de la succession, ce ne fut plus le frère .aînê, mais le fils aînê qui succêda. Ils diminuèrent de plus en plus les apanages des autres membres de la famille. L'êlêment populaire ne pouvait être fort dans une ville jeune, sans traditions, sans coutumes. C'est là ce qui attachait le plus les princes à Moscou. L'idêe d'une rêunion de toutes les parties de l'Etat fut la pensêe-dirigeante de tous les princes de Moscou, depuis Ivan Kalita, type du souverain de cette êpoque, politique, fourbe, astucieux, adroit, cherchant à s'assurer la protection des Mongols par la plus grande-soumission, et en même temps s'emparant de tout et profitant, de tout ce qui pouvait accroître sa puissance. Moscou progressait avec une cêlêritê inouïe. Aux persêvêrances de ses princes se joignit sa position gêographique. Moscou fut le vêritable centre-de la Grande-Russie, ayant en son pouvoir, à de petites distances de cent cinquante à deux cents kilomètres, les villes de Tver, Vladimir, Iaroslaf, Riazan, Kalouga, Orel, et dans une pêriphêrie un peu plus êtendue, Novgorod, Kostroma, Voronèje, Koursk, Smolensk, Pskov et Kiev.
   La nêcessitê d'une centralisation êtait êvidente; sans elle on ne pouvait ni secouer le joug mongol, ni sauver l'unitê de l'Etat. Nous ne croyons pas cependant que l'absolutisme moscovite ait êtê le seul moyen de salut pour la Russie.
   Nous n'ignorons pas quelle place pitoyable occupent les hypothèses dans l'histoire, mais nous ne voyons pas de motif pour rejeter sans examen toutes les probabilitês en se renfermant dans les faits accomplis. Nous n'admettons nullement ce fatalisme qui voit une nêcessitê absolue dans les êvênements, idêe abstraite, thêorique, que la philosophie spêculative a importêe dans l'histoire comme dans la nature. Ce qui a êtê, a certainement eu des raisons d'être, mais cela ne veut nullement dire que toutes les autres combinaisons aient êtê impossibles; elles le sont devenues par la rêalisation de la chance la plus probable, c'est là tout ce qu'on peut admettre. L'histoire est beaucoup moins fixe qu'on, ne le pense ordinairement.
   Au XVe, même au commencement du XVIe siècle, il y avait encore dans la marche des êvênements en Russie une fluctuation telle qu'il n'êtait point dêcidê lequel des deux principes formant la vie populaire et politique aurait le dessus: le prince ou la commune, Moscou ou Novgorod. Novgorod, libre du joug mongol, grande et forte, mettant toujours les droits des communes au-dessus des droits des princes, citê habituêe à se croire souveraine, mêtropole ayant de vastes ramifications coloniales en Russie, Novgorod êtait riche par le commerce actif qu'elle entretenait avec les villes ansêatiques. Moscou, fidèle fief de ses princes, s'êlevant sur les ruines des anciennes villes par la grâce des Mongols, ayant une nationalitê exclusive, n'ayant jamais connu la vêritable libertê communale de la pêriode de Kiev, Moscou l'emporta; mais Novgorod aussi a eu des chances pour elle, ce qui explique la lutte acharnêe entre ces deux villes et les cruautês exercêes à Novgorod par Jean le Terrible. La Russie pouvait être sauvêe par le dêveloppement des institutions communales ou par l'absolutisme d'un seul. Les êvênements prononcèrent en faveur de l'absolutisme, la Russie fut sauvêe; elle est devenue forte, grande; mais à quel prix? C'est le pays le plus malheureux du globe, le plus asservi; Moscou a sauvê la Russie, en êtouffant tout ce qu'il y avait de libre dans la vie russe.
   Les grands princes de Moscou êchangèrent leur titre contre celui de Tzars de toutes les Russies. L'humble titre de grand prince ne leur suffit plus, il leur rappelait trop l'êpoque de Kiev et les vêtchês. Vers le même temps, le dernier empereur de By-.zance tomba percê de coups, sous les murs de Gonstantinople. Ivan III êpousa Sophie Palêologue; l'aigle à deux têtes, chassê de Gonstantinople, apparut sur le pavillon des tzars moscovites. Les moines grecs prophêtisaient dans tout l'Orient chrêtien que la vengeance n'êtait pas loin et qu'elle viendrait du Nord: le clergê byzantin craignait comme le plus grand malheur, de voir les Latins venir à leur secours, et n'avait d'espoir qu'en l'aide des tzars. Ce fut alors qu'il commenèa avec une nouvelle ardeur, à byzantiniser le gouvernement. Le clergê devait nêcessairement dêsirer organiser la Russie selon la manière des Comnène et des Palêologue, d'en faire un empire muet, obêissant à une foi aveugle, dênuê de lumières, et au-dessus duquel planerait un tzar divinisê, mais bridê par la puissance clêricale.
   Remis peu à peu des ravages des Mongols, le peuple russe se trouva face à face avec le tzar, avec une monarchie illimitêe, devenue accablante par le poids qu'elle avait acquise l'ombre du khanat. Le tzar avait dêjà rêuni une grande partie des apanages et les avait incorporês au domaine de Moscou. Il êtait devenu beaucoup plus puissant que les autres princes rêunis et le peuple des villes. S'il trouvait des rebelles, il les soumettait, princes ou villes, avec une fêrocitê sanguinaire. Novgorod tint bon, mais elle finit par succomber; la grande cloche qui appelait le peuple sur la place publique, la cloche dite des vêtchês fut transportêe comme un trophêe à Moscou, cette ville qui naguère encore avait êtê mêprisêe des Novgorodiens. Les ambassadeurs de Novgorod dirent à Ivan III: "Tu nous ordonnes de nous conformer aux lois de Moscou, mais nous ne connaissons pas les lois de Moscou, apprends-nous à les connaître". Ivan IV n'oublia pas cette ironie. Après le sac de Novgorod, après la prise de Pskov, après l'asservissement de Tver, les autres villes ne purent même pas penser à une rêsistance sêrieuse, d'autant plus qu'elles avaient beaucoup souffert des invasions soit des Mongols, soit des Polonais ou des Lithuaniens. Les vêtchês s'êteignaient les uns après les autres, un silence profond gagnait tout l'Etat, les tzars devenaient autocrates, omnipotents... ;
   Le byzantinisme inoculê par le clergê au pouvoir restait pourtant plus à la surface qu'il ne dêpravait le fond de la nation. Il n'êtait en rapport ni avec le caractère national, ni même avec le gouvernement.Le byzantinisme, c'est la vieillesse, la fatigue, la rêsignation de l'agonie; le peuple russe êtait ruinê, abaissê, il n'avait pas assez d'ênergie pour se relever, mais il êtait jeune, et, en rêalitê, il n'y avait pas en lui de dêsespoir, il avait plutôt dêsertê le champ de bataille qu'il n'avait êtê vaincu; perdant ses droits dans les villes, il les conservait au sein des communes rurales. Comment pouvait-il donc descendre vivant au cercueil, comme l'a fait Charles V, et se borner aux funêrailles pompeuses et solennelles d'après le rite byzantinl
   Ceci est tellement vrai, que chaque individualitê ênergique qui occupa le trône de Moscou, s'efforèa de rompre le cercle êtroit de formalisme dans lequel se trouvait placê son pouvoir. Ivan IV, Boris Godounoff, le pseudo-Dêmêtrius travaillèrent, avant Pierre Ier, à changer l'atmosphère soporifique et lourde du palais de Kremlin; ils suffoquaient eux-mêmes. Ils voyaient que, sous ee rêgime de formalitês puêriles et d'esclavage rêel, le pays se dêmoralisait de plus en plus, que rien ne progressait,que l'administration provinciale devenait toujours plus onêreuse pour les sujets, sans aucun profit pour l'Etat. Ils voyaient que les prières du patriarche de Moscou et les images miraculeuses venant du mont Athos ne suffisaient pas pour les tirer de cet êtat de torpeur prêcoce.
   Ivan le Terrible osa appeler à son aide les institutions communales; il rêdigea son code dans le sens des anciennes franchises: il laissa la perception des impôts et toute l'administration des provinces à des fonctionnaires êlectifs, il agrandit les attributions du jury en lui soumettant les procès criminels, et en exigeant son assentiment pour tout emprisonnement. Il voulut même abolir la charge des intendants des provinces et laisser à celles-ci pleine libertê de se gouverner elles-mêmes, sous la direction d'une chambre ad hoc. Cependant la libertê communale frappêe par ses prêdêcesseurs ne renaissait pas à l'invitation d'un tzar omnipotent et fêroce. Tous ses projets furent contrecarrês et sont restês stêriles; telle a êtê vers la fin du XVIe siècle la dêsorganisation et l'apathie gênêrale. Furieux de dêsespoir, Ivan multiplia ses exêcutions d'une cruautê raffinêe, par haine et par dêgoût.- "Je ne suis pas Russe, je suis Allemand", a-t-il dit un jour à son orfèvre d'origine êtrangère.
   Boris Godounoff pensa sêrieusement à se rapprocher de l'Europe, à introduire les arts et les sciences de l'Occident, à êtablir des êcoles; mais, sous ce dernier rapport, il trouva une opposition dêcidêe de la part du clergê. Celui-ci se soumettait à tout, mais il craignait les lumières qui n'avaient point leur source dans l'orthodoxie. Il n'êtait pas facile aussi de faire venir des êtrangers, attendu que les peuples baltiques leur barraient la route. On eût dit que, pressentant l'asservissement actuel de leurs descendants par la Russie, ils interceptassent chaque rayon de lumière venant d'Occident en Moscovie.
   Ce que Boris n'a osê faire, le faux Dêmêtrius le tenta. Homme instruit, civilisê, chevaleresque, il obtint le trône par une guerre civile, faite au nom de la lêgitimitê et soutenue par la Pologne et les Cosaques. Dêmêtrius attaqua plus directement que son prêdêcesseur les anciennes coutumes et les mœurs stationnaires de la Russie. Il ne cachait ni ses plans de rêforme, ni ses prêdilections pour les mœurs polonaises et l'êglise romaine.
   Le peuple de Moscou, soulevê par des boyards rebelles au nom de l'orthodoxie et de la nationalitê en danger, envahit le palais, massacra le jeune tzar, profana son cadavre, le brûla, et, après avoir bourrê un canon de ses cendres, les dispersa au vent.
   La fermentation, surexcitêe par ces êvênements, rêpandit une activitê fêbrile dans tout l'Etat. La Russie s'agita de Kazan jusqu'à la Neva et la Pologne... Etait-ce un effort instinctif du, peuple pour se constituer d'une autre manière, ou bien la dernière convulsion du dêsespoir, après laquelle il devint passif et laissa faire, jusqu'à nos jours, le gouvernement?..
   La confusion, l'irritation furent grandes, le sang coula partout. Après la mort du pseudo-Dêmêtrius, on produisit un second2 prêtendant, puis un troisième... L'un d'eux se tenait à quelques lieues de Moscou, dans un camp retranchê, entourê de corps-francs russes, de Polonais et de Cosaques. Les provinces s'armaient, les unes pour aller au secours de Moscou, les autres pour aider aux prêtendants; le palais du Kremlin restait vide, il n'y avait pas de tzar, pas même de gouvernement rêgulier. Le roi Sigismond de Pologne voulait imposer à la Russie son fils Vla-dislaf; une armêe suêdoise occupait le Nord de la Russie et voulait faire monter un de ses princes sur le trône russe; le peuple opta pour les princes Chouïski, tandis que les provinces ne voulaient pas en entendre parler. L'interrègne, la guerre civile, la guerre avec les Polonais, les Cosaques et les Suêdois, l'absence de tout gouvernement durèrent quatre ans. Les dernières forces du peuple furent êpuisêes dans la dêfense de l'indêpendance politique, aucun sacrifice ne lui coûta. Le boucher de Nijnif Minine et le prince Pojarski sauvèrent la patrie, mais ils ne la sauvèrent que des êtrangers. Le peuple, las de troubles, de prêtendants, de guerre, de pillage, voulait le repos à tout prix. Ce fut alors qu'on fit une êlection hâtive, en dehors de toute lêga litê, sans consulter le peuple; on proclama le jeune Romanoil tzar de toutes les Russies. Le choix tomba sur lui, parce que, en vertu de son âge, il n'inspirait d'ombrage à aucun parti. Ce fut une êlection dictêe par la lassitude.
   Le règne de Romanoff, avant Pierre Ier, fut la fleuraison du rêgime pseudo-byzantin; le peuple êtait comme mort, ou ne donnait des signes de vie qu'en formant des bandes de brigands qui parcouraient les rives de la Samara et de la Volga. Les rouages lourds d'une administration mal entendue êcrasaient le peuple;
   ie gouvernement entrevoyait son incapacitê, faisait venir des êtrangers, ne pouvait se tirer d'affaires sans l'exemple de l'Europe, et, par une absurde contradiction, il continuait pourtant à se renfermer dans une nationalitê exclusive et professait une haine sauvage pour toute innovation.
   Il faut lire les rêcits des mœurs moscovites de ce temps, faits par un diplomate russe, qui s'est rêfugiê, vers la fin du XVIIe siècle, à Stockholm, Kochikhine. On recule avec horreur devant l'asphyxie sociale de ce temps, devant ces mœurs qui n'êtaient qu'une parodie de mauvais goût du Bas-Empire. Les dîners, les processions, les vêpres, les messes, lès rêceptions d'ambassadeurs, les changements de costumes trois ou quatre fois par jour, formaient toute l'occupation des tzars. Autour d'eux se .rangeait une oligarchie sans dignitê, sans culture. Ces fiers aristocrates, vaniteux des fonctions qu'avaient occupêes leurs pères, êtaient fustigês dans les êcuries du tzar, même knoutês sur ïa place publique, sans en ressentir l'offense. Il n'y avait rien d'humain dans cette sociêtê ignorante, stupide et apathique. Il fallait nêcessairement sortir de cet êtat, ou pourrir avant d'avoir êtê mûr.
   Mais comment en sortir, d'où attendre le salut? Certes, il ne pouvait venir du clergê, qui êtait alors à l'apogêe de sa grandeur et de son influence. Le peuple courbait la tête et se tenait à l'êcart; êtaient-ce donc ces boyards flagellês qui pouvaient lui indiquer le chemin? Evidemment non, mais lorsqu'une exigence se fait sentir, les moyens pour la rêaliser ne manquent jamais.
   La rêvolution qui devait sauver la Russie sortit du sein même de la famille, jusque-là apathique, des Romanoff.
   Avant d'aller plus loin, il nous faut aborder une des questions les plus embrouillêes de l'histoire russe: le dêveloppement du serrage. Aucune histoire, ni ancienne ni moderne, ne nous prêsente rien d'analogue à ce qui s'est produit en Russie, au XVIIe siècle, et à ce qui s'est êtabli dêfinitivement'au XVIIIe, par rapport aux paysans. Par une sêrie de simples mesures de police, par les empiêtements des seigneurs qui possêdaient des terres habitêes, par la tolêrance du gouvernement et par l'inertie des paysans, ceux-ci devinrent, de libres qu'ils êtaient, de plus en plus fermes à la terre (krepki), propriêtês insêparables du sol. Il semble que toutes les libertês de l'êtat naturel que les Slaves avaient conservêes devaient passer par le terrible creuset de l'absolutisme et de l'arbitraire, pour être reconquises par des souffrances et des rêvolutions.
   La commune rurale êtait restêe intacte, pendant que les tzars minaient les franchises des villes et des campagnes. Son tour vint, mais ce ne fut point la commune, ce fut le paysan qu'on êcrasa. Nous rencontrons au commencement du XVIIe siècle une loi du tzar Godounoff qui règle et limite les droits du paysan de passer des terres d'un seigneur sur les terres d'un autre. Cette loi ne mettait même pas en doute les droits de migration, encore moins la libertê individuelle des paysans; elle ne fut motivêe que par des raisons êconomiques assez plausibles au point de vue gouvernemental. Les paysans abandonnaient les terres des pauvres propriêtaires et affluaient sur les terres des seigneurs-riches; les contrêes fertiles êtaient encombrêes, tandis que les-terrains stêriles manquaient de bras. Le tzar Godounoff, usurpateur adroit et dêtestê des grands seigneurs, flattait en outre par cette loi les petits propriêtaires. Tel a êtê le premier pas vers-le servage.
   Bientôt, le même prince fit une autre loi à peine concevable; pour la rendre intelligible, il faut dire qu'anciennement le nombre des serfs en Russie êtait très restreint: c'êtaient ou des prisonniers de guerre ou des esclaves achetês en pays êtrangers (kholopi), ou enfin des hommes qui se vendaient eux-mêmes avec leurs descendants (kabalny ludi). Ces gens n'avaient rien de commun ni avec le paysan, ressortissant de la commune et cultivant la terre seigneuriale, ni avec les serviteurs libres des boyards. Ces derniers êtaient souvent renvoyês en grand nombre par les maîtres et allaient se rêpandre en mendiants ou voleurs de grande route,, ou bien, joignaient les brigands de la Volga et les Cosaques du* Don, ces receleurs de tous les vagabonds et de tous les gens ea guerre avec la sociêtê. Boris, toujours en garde, craignait cette masse mêcontente et affamêe; pour mettre fin à ces inconvênients et pour être sûr que ces hommes fussent nourris pendant la famine et ne se dispersassent pas, il dêcrêta que les domestiques qui resteraient un temps donnê chez leurs maîtres, seraient leurs serfs et ne pourraient ni les quitter, ni être renvoyês. C'est ainsi que des milliers d'hommes tombèrent dans l'esclavage presque sans s'en apercevoir. Les dêsertions et les fuites ne diminuèrent pas; il serait difficile de prêciser combien de soldats cette loi procura aux bandes de Dêmêtrius, de Gonsefski, de Jolkefski, du àetman des Zaporogues et de tous les condottieri qui dêvastaient la Russie au commencement du XVIIe siècle. Depuis le règne de Boris jusqu'à Catherine II, un mouvement sourd et sombre agita le peuple des campagnes, et la rêvolte de Pougatcheff est aujourd'hui encore vivante dans sa mêmoire.
   Chaque seigneur rêpêta en petit le rôle du grand prince de Moscou, et, de même que les villes avaient perdu leurs libertês sparce qu'elles restaient dans le vague des usages, la commune "dans sa lutte avec le seigneur eut le dessous contre le principe "de l'autoritê et de l'individualisme, plus ênergique et plus êgoïste qu'elle. Le tzarisme, basê lui-même sur un pouvoir illimitê, devait nêcessairement protêger les attentats des seigneurs, en anêantissant les dêfenseurs naturels des paysans, les jurês, en soutenant le seigneur dans toutes ses contestations avec le paysan.Cependant la loi ne prêcisait et ne sanctionnait rien, il n'y avait qu'abus de la part du gouvernement et passivitê de la part du peuple.
   Ce fut dans cet êtat de choses que le premier recensement ordonnê par Pierre Ier, en 1710, fournit un terrain lêgal à ces abus monstrueux, et ce fut lui, le civilisateur de la Russie, qui les sanctionna. Il serait difficile de dêterminer les raisons qui le firent agir de la sorte. Fut-ce une faute, une rancune ou bien un fait providentiel? Ainsi que Pierre Ier fut le reprêsentant du tzarisme et de la rêvolution, de même le seigneur devint le reprêsentant d'un pouvoir inique en même temps que le vêritable levain rêvolutionnaire. Pierre Ier a entraînê l'Etat dans le mouvement, et le seigneur entraînera directement ou indirectement la commune indolente et passive dans la rêvolution. Ce ferment sera dissous, sans nul doute, mais ce ne sera qu'après avoir consommê la perte de l'absolutisme. La commune, ce produit du sol, assoupit l'homme, absorbe son indêpendance, elle ne peut ni s'abriter du despotisme, ni êmanciper ses membres; pour se conserver, elle doit subir une rêvolution.
   Toutes les libertês communales pêrissaient de fait devant l'individualitê prononcêe des tzars de Moscou, mais par bonheur, la lignêe des tzars aboutit à Pierre, qui fut le vêritable reprêsentant du principe rêvolutionnaire latent dans le peuple russe. Pierre Ier, ainsi que l'a dit un jeune historien, fut la première individualitê russe qui osât se poser d'une manière indêpendante. Un rôle semblable revient à la noblesse russe: elle reprêsente le principe individuel en regard de la commune, et partant, l'opposition à l'absolutisme.
   Elle ne brisera pas la commune, elle l'opprimera jusqu'à ce qu'elle se soulève. La commune qui s'est maintenue à travers des siècles est indestructible. Pierre Ier, en dêtachant complètement la noblesse du peuple et en la dotant d'un pouvoir terrible à l'êgard des paysans, dêposa au fond de la vie populaire un antagonisme qui ne s'y trouvait point, ou qui ne s'y trouvait qu'à un faible degrê. Cet antagonisme aboutira à une rêvolution sociale, et il n'y a pas de Dieu au Palais d'hiver qui puisse dêtourner cette coupe de la destinêe de la Russie.
  

III

PIERRE Ier

  
   Le dêsir de sortir de la situation lourde dans laquelle se trouvait l'Etat s'accroissait de plus en plus, lorsque, vers la fin du XVIIe siècle, il parut sur le trône des tzars un rêvolutionnaire audacieux douê d'un gênie vaste et d'une volontê inflexible.
   Pierre Ier ne fut ni un tzar oriental ni un dynaste, ce fut un despote, à l'instar du Comitê de Salut public, despote en son propre nom et au nom d'une grande idêe, qui lui assurait une supêrioritê incontestable sur tout ce qui l'entourait. Il s'arracha au mystère dont s'entourait la personne du tzar, et jeta avec dêgoût loin de lui la dêfroque byzantine dont se paraient ses prêdêcesseurs. Pierre Ier ne pouvait se contenter du triste rôle d'un Dalaï-Lama chrêtien, ornê d'êtoffes dorêes et de pierres prêcieuses, qu'on montrait de loin au peuple, lorsqu'il se transportait avec gravitê de son palais à la cathêdrale de l'Assomption, et de la cathêdrale de l'Assomption à son palais. Pierre Ier paraît devant son peuple en simple mortel. On le voit, ouvrier infatigable, depuis le matin jusqu'à la nuit, en simple redingote militaire, donner des ordres et enseigner la manière dont il faut les exêcuter; il est marêchal ferrant et menuisier, ingênieur, architecte et pilote. On le voit partout sans suite, tout au plus avec un aide-de-camp, dominant la foule par sa taille. Pierre le Grand, comme nous l'avons dit, fut le premier individu êmancipê en Russie, et, par cela même, rêvolutionnaire couronnê.
   Il soupèonnait ne pas être le fils du tzar Alexis. Un soir il demanda naïvement, au souper, au comte Iagoujinski s'il n'êtait pas son père? - "Je n'en sais rien, rêpondit Iagoujinski pressê par lui, la dêfunte tzarine avait tant d'amants!" Voilà pour la lêgitimitê. Quant aux intêrêts dynastiques, vous savez que Pierre se trouvant à Pruth, dans une position dêsespêrêe, êcrivit au sênat de choisir pour son successeur le plus digne, croyant son fils incapable de lui succêder. Il le fit juger et exêcuter ensuite dans la prison. Pierre Ier couronna impêratrice une cabaretiè-re, femme d'un soldat suêdois, devenue depuis la courtisane de son favori prince Mêncbikoff, ci-devant garèon pâtissier. Les circonstances au milieu desquelles le mêtropolitain Thêophane et le prince Mênchikoff proclamèrent la dernière volontê de Pierre Ier laissent beaucoup de doutes, mais le fait est que l'aventurière livonnienne qui parlait à peine le russe fut proclamêe, à sa mort, impêratrice - sans que personne songeât à contester ses droits.
   Pierre Ier cachait à peine son indiffêrence ou son mêpris pour l'êglise grecque, qui devait nêcessairement partager la disgrâce de l'ancien ordre des choses. Il dêfendit de crêer de nouvelles reliques et interdit les miracles. Il remplaèa le patriarche par un synode à la nomination du gouvernement, et il y plaèa comme procureur de la couronne un officier de cavalerie. Le patriarche n'avait jamais eu des droits souverains et une position entièrement indêpendante du tzar, mais il imprimait une certaine unitê à l'êglise. Ce fut pour cela que Pierre Ier abattit son trône qui, habituellement, êtait placê à côtê de celui des tzars. Pourtant Pierre Ier ne fut rien moins que le chef de l'êglise, son pouvoir êtait tout à fait temporel. Ce fut même là le caractère distinctif qu'il imprima à l'impêrialisme de Pêtersbourg; son but, ses moyens êtaient pratiques, mondains, laïques, il ne sortait pas de l'actualitê, et, après avoir neutralisê l'action de l'êglise, il ne songea plus ni à l'êglise ni à la religion. Il avait d'autres fantaisies, il rêvait une Russie colossale, un Etat gigantesque qui pût êtendre ses branches jusqu'au fond de l'Asie, être maître de Constanti-nople et du sort de l'Europe.
   En gênêral, l'Europe a une idêe exagêrêe de la puissance spirituelle des empereurs russes. Cette erreur a sa source, non dans l'histoire russe, mais dans les chroniques du Bas-Empire. L'êglise grecque avait toujours eu une soumission passive à l'Etat et faisait tout ce que le pouvoir voulait, mais le pouvoir, de son côtê, ne se mêlait jamais directement des intêrêts de la religion ou du clergê. L'êglise russe avait sa propre juridiction basêe sur le Nomocanon grec. Croit-on qu'il suffisait de se proclamer chef de l'êglise, à la place de son chef naturel, pour acquêrir un vêritable pouvoir religieux? S'il se fût agi des tzars de Moscou, d'un Ivan IV par exemple, qui avait en lui quelque chose de Constantin Copronime et de Henri VIII et s'occupait de l'exêgèse quand il n'avait personne à tuer, cette supposition aurait êtê encore admissible, mais les successeurs de Pierre le Grand, au nombre desquels il y eut quatre femmes, dont une seule fut russe, rendent cette opinion insoutenable. L'idêe de se faire chefs de l'êglise fut loin le leur pensêe, pendant un siècle entier. L'honneur de l'avoir exhumêe appartient à Paul Ier. Jaloux peut-être de Robespierre, il se fit faire, pour son couronnement, un habit moitiê de soldat et moitiê de prêtre, parla de sa suprêmatie spirituelle et voulut même officier dans la cathêdrale de Ka-zan; on le dêtourna cependant de ce ridicule. On sait que ce même Paul Ier, schismatique et mariê, obtint le titre de grand-maître de l'ordre de Malte, et l'on n'ignore guère qu'en tous points ce fut un demi-fou.
   Pour rompre complètement avec l'ancienne Russie, Pierre Ier abandonna Moscou et le titre oriental de tzar, pour habiter un port de la Baltique où il prit le titre d'empereur. La pêriode de Pêtersbourg qui s'ouvrit ainsi ne fut pas la continuation de la monarchie historique, ce fut le commencement d'un despotisme jeune, actif, sans frein, prêt aux grandes choses comme aux grands crimes.
   Il n'y eut qu'une seule pensêe qui reliât la pêriode de Pêtersbourg à celle de Moscou,- la pensêe d'agrandissement de l'Etat. Tout lui fut sacrifiê, la dignitê des souverains, le sang des sujets, la justice envers les voisins, le bien-être du pays entier. .. A part cette ressemblance, Pierre le Grand fut une protestation continuelle contre la vieille Russie. Nous l'avons vu, dans les questions dynastiques et religieuses, agissant en homme êmancipê; il se trouvait, par son genre de vie, dans une contradiction plus complète encore avec les mœurs du pays. Ami des plaisirs bruyants, il les êtalait au grand jour. Que de fois Pêtersbourg vit, dès l'aube du jour, son empereur sortant d'un repas copieux, sous l'influence du vin de Hongrie et de l'anisette, prendre un tambour et battre le rappel, au milieu de ses ministres plus ou moins chancelants sur leurs jambes. D'autres fois, on le voyait courir dans les rues avec des masques, costumê lui-même. Les vieux boyards, avec leur air grave et solennel, qui couvrait un abîme d'ignorance et de vanitê, regardaient avec horreur les fêtes que le tzar donnait aux marins anglais ou hollandais, où Sa Majestê orthodoxe se livrait sans frein à ses goûts d'orgie. Une pipe de terre cuite à la bouche, une cruche de bière à la main, il donnait le ton à ses convives et ne leur cêdait pas en jurons. L'indignation des boyards fut à son comble, lorsqu'il ordonna à leurs femmes et à leurs filles, enfermêes comme dans l'Orient, de prendre part à ces mêmes fêtes. Le rêvolutionnaire perèait dans Pierre Ier partout sous la pourpre impêriale. Tandis qu'un siècle après, Napolêon couvrait chaque annêe de quelque nouveau lambeau royal son origine bourgeoise, Pierre Ier se dêbarrassait chaque jour de quelque lambeau du tzarisme pour rester lui-même, avec sa grande pensêe appuyêe sur une volontê inflexible, sur la cruautê d'un terroriste.
   La rêvolution opêrêe par Pierre Ier divisa la Russie en deux parties: d'un côtê restèrent les paysans des communes libres et seigneuriales, les paysans des villes et les petits bourgeois; c'êtait la vieille Russie, la Russie conservative, traditionnelle, communale, strictement orthodoxe ou bien schismatique, toujours religieuse, portant le costume national et n'ayant rien acceptê de la civilisation europêenne. Cette partie de la nation, comme cela arrive dans les rêvolutions victorieuses, êtait regardêe par le gouvernement comme malcontente, presque comme insurgêe. Elle êtait en disgrâce, suspendue, mise hors la loi et livrêe à la merci de l'autre partie de la nation. La nouvelle Russie se composait da la noblesse formêe par Pierre le Grand, de tous les descendants des boyards, de tous les employês civils, et enfin, de l'armêe. La prêcipitation avec laquelle ces diffêrentes classes se dêpouillèrent de leurs mœurs fut surprenante. Elles abdiquèrent leur passê sans aucune opposition; les strêlitz seuls tentèrent de rêsister. C'est là une preuve de la mobilitê du caractère russe, et, en même temps, de l'extrême opportunitê de la rêvolution de Pierre le Grand. On êtait enchantê de quitter les formes lourdes et accablantes du rêgime moscovite. D'où venait donc la rêcalcitrance du paysan russe? Les paysans forment la partie la moins progressiste de toutes les nations; en outre, les paysans russes des communes restaient hors du mouvement et des atteintes du gouvernement. La centralisation politique n'êtait pas soutenue par une centralisation administrative. Les mesures prises pour entraver la migration des paysans n'intêressaient que ceux d'entre eux qui êtaient êtablis sur les terres seigneuriales, ou plutôt la minoritê remuante qui se dêplaèait. La rêforme de Pierre se prêsenta à eux non seulement comme un attentat à leurs traditions et à leur manière de vivre, mais encore comme une immixtion de l'Etat dans leurs affaires, comme une tracasserie bureaucratique, comme une aggravation vague et indêfinie de leur servitude. Ils se rêsignèrent dès lors à cette opposition tacite et passive qui continue de nos jours, et qui est complètement justifiêe par les mesures prises contre le peuple par Pierre Ier et ses successeurs. Le village est restê en dehors de la rêforme; il est impossible d'être paysan russe lorsqu'on abandonne les anciennes mœurs; le paysan peut s'affranchir de la commune, devenir domestique ou employê du gouvernement, ou même noble, mais il doit dans tous ces cas et avant tout quitter la commune {Voir aux annexes la note relative à la commune russe.}. Le membre de la commune rurale ne peut être que paysan, et, comme tel, il doit porter la barbe et le costume national. Cela n'est rêglê par aucune loi, l'usage seul le veut ainsi et ne le rend que plus vivace. De cette faèon, les paysans restent purs de toute participation au gouvernement, ils sont gouvernês, mais ils n'ont rien sanctionnê par leur adhêsion. Ils voient de mauvais œil notre genre de vie, persistent dans leurs usages et sont en même temps plus religieux que nous par opposition à notre indiffêrence, et sectaires, par opposition à l'êglise officielle qui pactise avec la civilisation allemande.
   C'est sous ce point de vue qu'on peut apprêcier toute l'importance des ordres de

Категория: Книги | Добавил: Anul_Karapetyan (24.11.2012)
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