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Герцен Александр Иванович - Du developpement des idêes rêvolutionnaires en Russie, Страница 3

Герцен Александр Иванович - Du developpement des idêes rêvolutionnaires en Russie


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Pierre Ier prescrivant de raser la barbe et de se vêtir à l'allemande. La barbe et le costume forment une distinction tranchêe entre la Russie humiliêe sous un triple joug et sauvegardant sa nationalitê, et la Russie qui a acceptê la civilisation europêenne avec le despotisme impêrial. Entre l'homme à la barbe qui porte la chemise par-dessus la culotte, qui n'a rien de commun avec le gouvernement, et l'homme rasê, habillê à l'allemande, qui est êtranger à la commune, il n'y avait qu'un seul lien vivant,- le soldat. Le gouvernement s'en aperèut, et, craignant que le soldat ne redevînt paysan, il eut recours à des mesures terribles: il fixa un terme monstrueux au service - 22 ans au commencement de ce siècle, et 15 à 17 ans de nos jours. Sous prêtexte d'êlever les enfants de troupe, il crêa une vêritable caste de kchatrias indiens en les enchaînant à l'êtat militaire, et, comme si ce n'êtait pas assez, il obligea les vêtêrans, sous l'intimidation de graves peines, de raser la barbe et de ne jamais porter le costume national. Le peuple russe resta ainsi isolê et hors de tout mouvement, dans une expectative douloureuse; s'il ne pêrit pas, ce fut grâce à son naturel et à la commune, mais il n'a rien gagnê non plus. Aucune idêe politique n'a pênêtrê jusqu'à lui, mais il y a des intêrêts qui ne manqueront pas d'agiter la commune russe.
   La question de l'êmancipation des serfs n'est pas comprise en Europe. On pense gênêralement qu'il ne s'agit que de la libertê individuelle, qui est d'une importance nulle sous le despotisme de Pêtersbourg, tandis qu'il s'agit d'affranchir les paysans avec la terre. Ce problème occupe le gouvernement qui ne fera rien, la noblesse qui n'osera rien faire, et le peuple qui est fatiguê, qui murmure et qui peut-être fera quelque chose.
   En attendant, tout le mouvement intellectuel et politique s'est bornê à la noblesse. L'histoire de la Russie, depuis la rêforme de Pierre le Grand, à l'exception de l'êpisode de Pouga-tcheff et le rêveil du peuple en 1812, n'est que l'histoire du gouvernement russe et de la noblesse russe. Si l'on se faisait une idêe de la noblesse russe à l'analogie de l'aristocratie omnipotente de l'Angleterre ou de l'aristocratie mesquine de l'Allemagne, on n'arriverait jamais à s'expliquer ce qui se passe aujourd'hui en Russie.
   Il ne faut pas perdre de vue que la noblesse organisêe par Pierre Ier n'est pas une caste close; au contraire, elle absorbe incessamment tout ce qui sort du sol dêmocratique, et se renouvelle par sa base. Le soldat, en obtenant le rang d'officier, devient noble hêrêditaire; un clerc, un scribe qui a êtê employê pendant quelques annêes par l'êtat, devient noble personnel; s'il obtient un grade plus êlevê, il acquiert la noblesse hêrêditaire. Le fils d'un paysan, affranchi de la commune ou du seigneur, après-avoir achevê ses êtudes dans un collège, est anobli. Un individu dêcorê, un artiste admis à l'Acadêmie, deviennent nobles. Il faut donc comprendre sous le nom de noblesse en Russie quiconque ne fait pas partie de la commune rurale ou municipale et qui est fonctionnaire public. Les droits et privilèges sont exactement les mêmes pour les descendants des princes mêdiatisês et des boyards, que pour les fils d'un employê subalterne investi de la noblesse hêrêditaire.
   La noblesse russe est un êtat qui pèse sur un autre êtat, qui a êtê vaincu sans avoir combattu.
   Il serait absurde de chercher une unitê quelconque dans une classe qui renferme, à partir des soldats, des clercs et des fils de prêtres jusqu'à des propriêtaires de centaines de mille paysans.
   Mais passons aux temps qui suivirent le règne de Pierre Ier. L'anarchie gouvernementale la plus complète êclata après sa mort, et pendant vingt annêes le nouvel ordre des choses chancelait sur sa base, la main de fer de Pierre Ier une fois disparue; la tradition populaire êtait rompue, il n'y avait pas de foi dynastique. Le peuple,qui se soulevait pour le fils prêtendu de Jean IV, ne connaissait même pas de nom tous ces Romanoff de Braunschweig-Wolfenbûttel et de Holstein-Gottorp qui glissaient comme des ombres sur les marches du trône et disparaissaient dans les neiges de l'exil, au fond des cachots ou dans le sang...
   La haute noblesse, qui n'avait aucun intêrêt gênêral, se servait des soldats de la garde impêriale pour perpêtuer ces rêvolutions de sêrail. Les soldats, de leur côtê, ne connaissaient d'autre morale que l'obêissance à celui qui avait la force en main, et cela seulement autant qu'il la conservait. L'idole une fois tombêe, êtait immêdiatement abandonnêe de tout le monde. Le progrès qu'a fait la corruption politique de ce temps surpasse tout ce qu'on peut imaginer. Le trône impêrial ressemblait au lit de Glêopâtre, un tas de grands seigneurs et une poignêe de janissaires conduisaient en triomphe un prince êtranger, une femme, un enfant, un parent êloignê de quelque parent de Pierre Ier, et rêlevaient au trône, l'adoraient et distribuaient des coups de knout à ceux qui trouvaient à y redire. Mais à peine l'êlu avait-il eu le temps de s'enivrer de toutes les jouissances d'un pouvoir exorbitant, que la vague suivante de dignitaires et de prêtoriens l'entraînait avec tout son entourage dans l'abîme. Les ministres et les gênêraux du jour allaient le lendemain, chargês de fers, sur la place d'exêcution, ou êtaient traînês en Sibêrie. Ces revers s'opêraient si vite que le marêchal Munikh qui avait exilê Biron le rejoignit, banni à son tour, au passage de la Volga, où Biron avait êtê retenu quelques jours par le dêbordement du fleuve. Dans cette bufera infernale qui emportait les personnes avec une telle vitesse qu'on n'avait seulement pas le temps de s'habituer à leurs traits, pour comble d'ironie, nous ne voyons se maintenir qu'un seul individu, ce fut le chef de la chancellerie secrète, Bestoujeff; cet honorable dignitaire a conservê son poste, nonobstant toutes les rêvolutions, et de cette manière, il a eu l'occasion de questionner, de torturer et d'exêcuter tous ses amis, tous ses bienfaiteurs et tous ses ennemis.
   Peut-on croire après cela que le peuple ait vu dans ses chefs temporels des chefs de l'êglise orthodoxe?
   Outre les intrigues politiques, il ne faut pas oublier que le ton licencieux, que Pierre Ier avait introduit et qui lui allait si bien, passa à la cour impêriale et se changea bientôt en dêvergondage crapuleux et en dêbauche brutale. Elisabeth, la fille de Pierre Ier, êtant encore grande-duchesse, passait des nuits en orgie avec les grenadiers de la garde et se promenait avec eux au Jardin d'êtê. Elle contracta, dans ce commerce, l'habitude des boissons fortes au point que, devenue impêratrice, elle se grisait tous les jours. Les affaires les plus importantes s'arrêtaient, les ambassadeurs ne pouvaient obtenir d'audience pendant des semaines entières où elle n'avait pas de moment lucide. L'impêratrice Anne ' vivait maritalement avec son ci-devant êcuyer Biron qu'elle avait fait duc de Courlande. La rêgente Anne de Braunschweig couchait l'êtê avec son amant sur un balcon êclairê du palais...
   Au milieu de cette êpopêe scandaleuse d'avènements et de chutes du trône, de cette orgie d'un despotisme fêroce, aux prises avec une oligarchie servile qui disposait de la couronne, comme es eunuques du Bas-Empire, il y eut une seule lueur politique, ce fut lorsqu'on dicta les conditions à l'acceptation de la couronne à l'impêratrice Anne. Anne prêta serment, consentit à tout, mais de suite, soutenue par le parti allemand qui avait Biroa pour chef, elle dêchira la charte et fit pêrir tous ceux qui avaient voulu limiter le pouvoir de la couronne. Il y avait une ancienne animositê entre les Allemands et leurs adhêrents d'une part, et les dignitaires russes qui entouraient le trône de l'autre. La haine des Allemands facilita à Elisabeth l'avènement au trône. Cette femme incapable et cruelle se rendit populaire en flattant le parti national.
   Il ne faut pas cependant s'abuser sur la valeur de ces partis. Le parti allemand ne reprêsentait pas la civilisation ni le parti russe l'ignorance. Le dernier ne voulait pas sêrieusement le retour à l'ancien ordre des choses. Les essais du prince Dolgorouki, du temps de Pierre II, n'ont abouti à rien du tout. Les Allemands, de leur côtê, êtaient loin de reprêsenter le progrès; sans aucun lien avec le pays qu'ils ne se donnaient pas la peine d'êtudier et qu'ils mêprisaient comme barbare, arrogants jusqu'à l'insolence, ils êtaient les instruments les plus serviles de l'autoritê impêriale. N'ayant d'autre but que de se maintenir en faveur, ils servaient la personne du souverain et non la nation. En outre ils apportaient aux affaires des manières antipathiques aux Russes, un pêdantisme de bureaucratie, d'êtiquette et de discipline tout à fait contraire à nos mœurs.
   L'hostilitê des Slaves et des Germains est un fait triste, mais connu. Chaque conflit entre eux rêvêlait la profondeur de leur haine. La domination allemande a contribuê beaucoup, par sa nature, à êtendre cette haine chez les Slaves occidentaux et les Polonais. Les Russes n'ont jamais eu à subir leur oppression. Si leurs possessions du littoral de la Baltique ont êtê conquises par les chevaliers de l'ordre teutonique, elles êtaient habitêes par des populations finnoises et non russes. Mais bien qu'entre tous les Slaves, les Russes soient ceux qui haïssent le moins les Allemands, le sentiment de rêpugnance naturelle qui existe entre eux ne peut s'effacer. Cette rêpugnance a pour fondement une incompatibilitê d'humeur qui se montre aux moindres choses.
   La prêfêrence que le gouvernement donnait aux Allemands, après Pierre le Grand, n'êtait pas de nature à les rêconcilier avee les Russes. Encore si ce n'eussent êtê que des Munikh et des Ostermann qui fussent venus en Russie, mais il y eut toute une nuêe d'originaires des trente-six ou je ne sais combien de principautês qui forment l'Allemagne une et indivisible, qui s'abattirent sur les bords de la Neva.
   Le gouvernement russe n'a pas, jusqu'à prêsent, de serviteurs plus dêvouês que les gentilshommes de Livonie, d'Esthonie et de Gourlande. "Nous n'aimons pas les Russes, nous disait un jour une notabilitê de la Baltique, à Riga, mais de tout l'empire nous sommes les sujets les plus fidèles de la famille impêriale". Le gouvernement n'ignore pas ce dêvoûment, et encombre d'Allemands les ministères et les administrations centrales. Ce n'est ni faveur ni injustice. Le gouvernement russe trouve dans les officiers et les fonctionnaires allemands juste ce qu'il lui faut; la rêgularitê et l'impassibilitê d'une machine, la discrêtion des sourds et muets, un stoïcisme d'obêissance à toute êpreuve, une assiduitê au travail qui ne connaît pas la fatigue. Ajoutez à cela une certaine probitê (que les Russes ont très rarement) et juste tant d'instruction qu'exigent leurs emplois, jamais assez pour comprendre qu'il n'y a point de mêrite à être les instruments honnêtes et incorruptibles du despotisme; ajoutez-y l'indiffêrence complète pour le sort des administrês, le mêpris le plus profond pour le peuple, une complète ignorance du caractère national, et vous comprendrez pourquoi le peuple dêteste les Allemands et pourquoi le gouvernement les aime tant.
   Si nous passons des ministères et des chancelleries aux ateliers, nous rencontrons le même antagonisme. L'ouvrier russe, chez un maître russe, est presque un membre de la famille; ils ont les mêmes habitudes, les mêmes idêes morales et religieuses; ils mangent ordinairement à la même table et s'entendent fort bien entre eux. Il arrive quelquefois au maître de frapper l'ouvrier qui reèoit les coups avec trop de rêsignation chrêtienne, parfois l'ouvrier riposte, mais ni l'un ni l'autre ne va se plaindre à la police. Le dimanche est fêtê de la même manière par le maître que par l'ouvrier, tous les deux rentrent avinês chez eux. Le lendemain, le maître comprenant que l'ouvrier ne peut être assidu au travail, lui laisse perdre quelques heures, car il sait, qu'en cas de besoin, il travaillerait pour lui une partie de la nuit. Très souvent le maître avance de l'argent à l'ouvrier, comme d'autre part l'ouvrier attend des mois entiers le paiement du salaire, lorsqu'il voit que son maître est gênê. Le maître allemand n'est pas l'êgal de l'ouvrier russe, il se croit son chef plus que son maître; mêthodique par caractère et conservant les usages de son pays, l'Allemand transforme les rapports êlastiques et vagues de l'ouvrier russe avec son maître en rapports juridiques sêvèrement dêterminês, du sens desquels il ne s'êcarte jamais d'une syllabe. Une exigence perpêtuelle, une rigueur êtudiêe, un despotisme froid offensent l'ouvrier d'autant plus que le maître ne descend jamais jusqu'à lui. Les mœurs paisibles même de l'Allemand, la prêfêrence qu'il donne à la bière sur l'eau-de-vie ne font qu'ajouter au dêgoût qu'il inspire à l'ouvrier russe. Ce dernier a beaucoup plus de dextêritê que de diligence, de capacitê que de savoir. Il peut beaucoup faire en une fois, mais il n'a pas d'assiduitê au travail et il ne peut se faire à la discipline uniforme et mêthodique de l'Allemand. Le maître allemand ne souffre pas que l'ouvrier vienne une heure plus tard, ou qu'il le quitte une heure plus tôt. La migraine des lundis, le bain du samedi ne sont pas des excuses à ses yeux. Il note chaque absence pour la dêduire du salaire, avec la plus grande justice, peut-être, mais l'ouvrier russe voit en lui un exploiteur monstrueux, de là des discussions et des querelles sans fin. Le maître irritê court à la police ou chez le seigneur de l'ouvrier, s'il et serf, et apoelle sur sa tête tous les malheurs que son êtat compsrte. Le maître russe, sans motifs extraordinaires, n'ira ni chez le kvartalny (commissaire de police) ni chez le seigneur; la police et la noblesse sont les ennemis communs du maître à barbe et de l'ouvrier non rasê.
   Mais revenons à notre rêcit.
   L'impêratrice Elisabeth fit venir de Holstein son successeur et le maria à une princesse d'Anhalt-Zerbst. On trouva le bon et simple Pierre III trop allemand. Sa femme, encore moins russe que lui, le dêtrôna, le mit en prison et l'y fit empoisonner. Le comte Orloff, s'ennuyant d'attendre l'effet du poison l'êtrangla.
   Le long règne de Catherine II procura une grande stabilitê au gouvernement de Pêtersbourg. Ce fut la continuation du règne de Pierre Ier, après une interruption de trente-cinq ans. Catherine apporta avec elle au palais impêrial un êlêment de grâce,, d'urbanitê et de bon goût qui n'existait point avant elle et qui exerèa une influence salutaire sur les rêgions êlevêes de la sociêtê.
   Catherine II ne connaissait pas le peuple et ne lui a fait que du mal: son peuple à elle c'êtait la noblesse et elle comprenait merveilleusement bien son terrain. Elle releva la noblesse, en lui confiant l'êlection de presque toutes les charges judiciaires et administratives dans les provinces, où elle l'organisa en corps et rêunions discutant leurs intêrêts, contrôlant l'emploi des fonds destinês aux besoins des localitês.
   Elle dota de même la bourgeoisie et les paysans de droits êlectifs, qui sont pourtant plus importants comme principe qu'en rêalitê. Ces concessions pâlissent toutefois à côtê du crime qu'elle a commis envers les paysans, en consacrant par une stupide dilapidation la servitude; elle distribuait à ses favoris et à ses amants des terres habitêes d'une êtendue immense. Non seulement elle dêpouilla les couvents au profit de ses grands, mais elle leur distribua les paysans de la Petite Russie où l'on ne connaissait pas encore le servage. On conèoit qu'êtant philosophe comme Frêdêric II et Joseph II, elle put prendre part au partage criminel de la Pologne. La raison d'Etat, le dêsir d'augmenter ses possessions territoriales expliquent ce fait s'ils ne peuvent l'excuser; mais aliêner à l'Etat des terres habitêes, rendre serfs des cultivateurs libres sans même penser a imposer des conditions aux nouveaux propriêtaires, c'est de la dêmence.
   Peut-être l'impêratrice Catherine se rappelait-elle l'enthousiasme farouche avec lequel les paysans de quatre provinces avaient couru au-devant de Pougatcheff qui pendait tous les nobles qu'il prenait; peut-être aussi avait-elle trop prêsente à la mêmoire cette scène qui s'êtait êgalement passêe sous son règne, où le peuple de Moscou, après avoir tuê un archevêque derrière l'autel, avait traînê dans les rues son cadavre revêtu des insignes pontificaux. D'un autre côtê, elle voyait la noblesse si reconnaissante, si fière de son dêvouaient, qu'elle se vit entraînêe à êpouser sa cause.
   Chose êtrange, de tous les souverains de la maison Romanoff, aucun n'a rien fait pour le peuple. Le peuple ne se souvient d'eux que par le nombre de ses malheurs, par l'accroissement du servage, du recrutement, des charges de toute espèce, par les colonies militaires, par toutes les horreurs de l'administration policière, par une guerre aussi sanglante qu'insensêe qui dure vingt-cinq ans dans des montagnes inexpugnables.
   La civilisation se rêpandit avec une grande cêlêritê dans les couches supêrieures de la noblesse, elle êtait tout exotique et n'avait de national qu'une certaine rudesse qui se mêlait êtrangement aux formes de la politesse franèaise. A la cour, on ne parlait que le franèais, on imitait Versailles. L'impêratrice donnait le ton, elle correspondait avec Voltaire, passait des soirêes avec Diderot et commentait Montesquieu: les idêes des encyclopêdistes s'infiltraient dans la sociêtê de Pêtersbourg. Presque tous les vieillards de ces temps que nous avons connus êtaient voltairiens ou matêrialistes, s'ils n'êtaient pas francs-maèons. Cette philosophie s'inoculait avec d'autant plus de facilitê aux Russes, que leur esprit est à la fois rêaliste et ironique. Le terrain que la civilisation gagnait en Russie êtait perdu pour l'êglise. L'orthodoxie grecque n'a de fprce sur l'âme slave que tant qu'elle y trouve de l'ignorance. La foi y pâlit à mesure que la lumière y pênètre, et le fêtichisme extêrieur fait place à l'indiffêrence la plus complète. Le bon sens, l'esprit pratique du Russe repousse la coexistence de la pensêe lucide avec le mysticisme. Il peut rester longtemps pieux jusqu'à la bigoterie, sans jamais penser à la religion, mais à cette condition seulement; il lui est impossible de devenir rationaliste; pour lui l'êmancipation de l'ignorance coïncide avec l'êmancipation de la religion. Les tendances mystiques que nous rencontrons chez les francs-maèons n'êtaient en rêalitê qu'un moyen de neutraliser les progrès d'un êpicurisme brutal qui se rêpandait avec rapiditê. Quant au mysticisme du temps de l'empereur Alexandre, ce fut un produit de la franc-maèonnerie et de l'influence allemande, sans base rêelle, une affaire de mode chez les uns, d'exaltation d'esprit chez les autres II n'en fut plus question après 1825. La discipline religieuse relevêe par la police de l'empereur Nicolas ne parle pas en faveur de la piêtê des classes civilisêes.
   L'influence de la philosophie du XVIIIe siècle eut un effet en partie pernicieux à Pêtersbourg. En France, les encyclopêdistes êmancipant l'homme des vieux prêjugês, lui inspiraient des instincts moraux plus êlevês, le faisaient rêvolutionnaire. Chez nous, en brisant les derniers liens qui retenaient une nature demi-sauvage, la philosophie voltairienne ne mettait rien à la place des vieilles croyances, des devoirs moraux, traditionnels. Elle armait le Russe de tous les instruments de la dialectique et de l'ironie propres à le disculper à ses yeux de son êtat d'esclave par rapport au souverain, et de son êtat de souverain par rapport à l'esclave. Les nêophytes de la civilisation se jetèrent avec aviditê dans les plaisirs du sensualisme. Ils comprirent très bien l'appel à l'êpicurisme, mais le son du tocsin solennel qui appela les hommes à une grande rêsurrection n'allait pas à leur âme.
   Entre la noblesse et le peuple, il y avait une tourbe d'employês personnellement anoblis, classe corrompue et dênuêe de toute dignitê humaine... Voleurs, tyrans, dênonciateurs, ivrognes et joueurs, ce furent et ce sont encore les hommes les plus rampants de l'empire. Cette classe a êtê le produit de la rêforme brusque de la juridiction du temps de Pierre Ier.
   Le procès oral fut alors aboli et remplacê par le procès inqui-sitorial. Des formalitês minutieuses introduites à l'instar des chancelleries allemandes, compliquèrent la procêdure et fournirent des armes terribles à la chicane. Les tchinovniks, complètement libres des prêjugês, torturaient les lois à leur guise et avec un art infini. Ce sont les plus forts rabulistes du monde; ils n'ont jamais autre chose en vue que leur responsabilitê personnelle; lorsqu'ils la croient à couvert, ces gens osent tout, et le paysan, comme le tchinovnik, n'a aucune foi dans les lois. Le premier les respecte par crainte, le second y voit une mère nourricière. La saintetê des lois, les droits imprescriptibles, les notions d'une justice immuable, sont des termes qui n'existent pas dans leur langue. Et toute la force impêriale ne suffit pas pour arrêter, pour paralyser l'action malfaisante de ces vipères d'encre, de ces ennemis embusquês qui guettent le paysan pour l'entraîner dans des procès ruineux.
   Après nous être formê ainsi une idêe approximative de la sociêtê nêo-europêenne du siècle de Catherine II, jetons un coup d'œil sur les dêbuts littêraires de l'Etat nouvellement formê.
   L'êglise byzantine avait horreur de toute culture mondaine. Elle ne connaissait d'autre science que la controverse thêologique; elle inventa une peinture conventionnelle, faisant de l'opposition à la beautê charnelle de l'antiquitê (ikonopis). Elle abhorrait tout mouvement indêpendant de l'intelligence, elle ne voulait qu'une foi soumise. Il n'y avait pas de prêdicateur en Russie. Le seul êvêque qui soit connu dans les anciens temps pour ses sermons, fut persêcutê à cause de ses sermons. Pour savoir ce que c'est que l'êducation que l'êglise orientale donnait à son fidèle troupeau, il suffit de connaître les peuplades chrêtiennes de l'Asie Mineure, et ce fut là l'êglise qui prêsida à la civilisation de la Russie depuis le Xe siècle. Les guerres continuelles des princes apanages et le joug mongol lui furent d'un immense secours.
   L'êglise grêco-russe retint une langue à part formêe de divers dialectes des Slaves du sud; la langue vulgaire n'êtait pas encore êlaborêe. Les chroniques, les actes diplomatiques et civils se rêdigeaient dans un idiome qui tenait le milieu entre la langue ecclêsiastique et la langue populaire et se rapprochait plus de l'une ou de l'autre suivant la position sociale de l'auteur. Il n'y eut aucun mouvement littêraire jusqu'au XVIIIe siècle. Quelques chroniques, un poème du XIIe siècle (campagne d'Igor), un assez grand nombre de contes et de chants populaires pour la plupart oraux, voilà tout ce qu'ont produit dix siècles dans le domaine littêraire.
   Sans êgard à cette pênurie, il est important de remarquer que la langue de la Bible, comme celle des annales de Nestor et du poème mentionnê est non seulement d'une grande beautê, mais qu'elle porte des traces êvidentes d'un long usage et d'un dêveloppement antêrieur de beaucoup de siècles.
   Les traducteurs de la Bible Cyrille et Mêthode rêglèrent la langue, fixèrent un alphabet, calquèrent les formes grammaticales d'après les règles grecques, mais ils trouvèrent une langue riche et êlaborêe probablement par les Slaves qui habitaient la Macêdoine et la Thessalie. Il faut connaître les difficultês que trouvent les Anglais en traduisant l'Evangile dans les langues sauvages par exemple dans celle des Cafres, les mots leur manquent, les images, les notions, les expressions, tout doit être rendu par des pêriphrases approximatives. Tandis que la traduction slave êgale en concision, en beautê mâle et en fidêlitê celle de Luther.
   Tous les êlêments poêtiques qui fermentaient dans l'âme du peuple russe s'exhalaient dans des chants extrêmement mêlodieux. Les peuples slaves sont par excellence des peuples chanteurs. Les chroniqueurs du Bas-Empire racontent que dans une invasion des Slaves, les Grecs les ont surpris, car les sentinelles qui chantaient toujours s'endormirent peu à peu elles-mêmes par leurs chants. Le paysan russe trouvait dans ses chants l'unique êpanchement à ses souffrances. Il chante continuellement, en travaillant, en conduisant ses chevaux ou en se reposant au seuil de sa porte. Ce qui distingue ces chansons de celles des autres Slaves et même des Malo-Russes, c'est une tristesse profonde. Les paroles ne sont qu'une complainte qui se perd dans les plaines sans limites comme son malheur, dans les bois lugubres de sapin, dans les steppes infinies, sans rencontrer d'êcho ami. Cette tristesse n'est pas un êlan passionnê vers quelque chose d'idêal, elle n'a rien de romantique, rien de ces aspirations maladives et monacales {Il est de même à remarquer que les hêros des contes - Ilia Mourometz, Ivan Tzarêvitch, etc. ont beaucoup plus de rapports avec les hêros homêriques, qu'avec ceux du moyen âge, le "Bogatyr" n'est pas un chevalier, comme Achille n'en est pas un.}, comme les chants allemands, c'est la douleur de l'individu êcrasê par la fatalitê, c'est un reproche à la destinêe "destinêe-marâtre, "ort amer"; c'est un dêsir comprimê qui n'ose pas se manifester autrement, c'est le chant d'une femme opprimêe par son mari, du mari opprimê par son père, par l'ancien du village, de tous enfin opprimês par le seigneur ou le tzar; c'est l'amour profond, passionnê, malheureux mais terrestre et rêel {Voyez la dissertation magnifique de Mme Talvi sur les chants slaves dans son ouvrage imprimê en 1846 à New-York.}. Au milieu de ces chants mêlancoliques vous entendez tout à coup les sons d'une orgie, d'une gaîtê sans frein; des cris passionnês et fous, des mots dênuês de sens, mais enivrants, entraînants à une danse effrênêe qui est tout autre chose que la danse dramatique et gracieuse en chœurs.
   Tristesse ou orgie, esclavage ou anarchie, le Russe passait sa vie en vagabond, sans foyer ni domicile, ou absorbê par la commune, perdu dans la famille ou libre au milieu des forêts, le coutelas à la ceinture. Dans les deux cas, le chant exprimait la même plainte, les mêmes dêceptions: c'êtait une voix sourde qui disait que les forces innêes ne trouvaient pas assez d'essor, qu'elles êtaient mal à l'aise dans la vie resserrêe par l'ordre social.
   Il y a une catêgorie entière de chants russes, les chants des brigands. Ce ne sont plus des êlêgies plaintives: c'est le cri têmêraire, c'est l'excès de joie d'un homme qui se sent enfin libre, cri de menace, de colère et de dêfi. "Nous viendrons boire votre vin, patience; nous viendrons caresser vos femmes, piller vos richards"... "Je ne veux plus travailler dans les champs; qu'ai-je gagnê en labourant la terre? Je suis pauvre et mêprisê; non, je prendrai pour compagnon la nuit sombre, un couteau affilê, je trouverai des amis dans les bois touffus, je tuerai le seigneur et je pillerai le marchand sur la grande route. Au moins tout le monde me respectera; et le jeune voyageur passant sur mon chemin et le vieillard assis devant sa maison me salueront".
   Le couvent, la Cosaquerie, les bandes de brigands êtaient les seuls moyens de se rendre libre en Russie. Le peuple appelait poliment les brigands polissons (chalouny) ou licencieux (volnitza). Dans les temps anciens, la seule ville de Novgorod fournissait des bandes armêes qui descendaient la Volga et l'Oka jusqu'aux bords de la Kama, "allant à l'aventure chercher le bonheur". Des Cosaques brigands persêcutês par Jean IV, firent, pour se rêhabiliter, la conquête de la Sibêrie, sous les ordres de Iermak. Le vagabondage et le brigandage s'accrurent d'une manière prodigieuse pendant l'interrègne et au commencement du XVIIe siècle. La mêmoire de Stenka Rasine s'est conservêe chez le peuple dans une quantitê de chansons composêes en son honneur. La tradition de ces brigandages ne discontinua pas jusqu'à Pouga-tcheff, et il est probable qu'ils n'ont acquis une si grande proportion que grâce à une lutte sourde engagêe par les paysans protestant contre leur asservissement. Il est notoire que, dans les chansons, le beau rôle revient au brigand, les sympathies sont pour lui et non pour ses victimes; c'est avec une joie secrète qu'on, vante ses prouesses et sa bravoure. Le chansonnier populaire paraissait comprendre que son plus grand ennemi n'êtait pas le brigand.
   Un mouvement intellectuel d'un autre genre, mais non moins important, fut le mouvement des idêes religieuses chez les sectaires. Ce que l'orthodoxie grecque n'a jamais su faire, intêresser l'homme du peuple, dêvelopper en lui une foi active, un intêrêt vêritable, les sectaires surent l'accomplir. Chez eux, point d'indiffêrentisme; la commune y est plus dêveloppêe que chez les paysans orthodoxes, l'esprit de corps est on ne peut plus vivace; il y a des sectes dont la dogmatique est absurde, mais la conduite pleine d'ênergie et honnêtetê. Il y en a d'autres très rêpandues même, qui professent les doctrines communistes les plus avancêes, entremêlêes d'un christianisme mystique dans le genre des herrenhuts et même des anabaptistes. Persêcutês par le gouvernement, des milliers de sectaires se sont expatriês en Livonie, en Turquie, où il y a des bourgs entiers habitês par leur descendants. Les sectaires en gênêral sont les ennemis les plus acharnês de la rêforme de Pierre Ier. Pour eux Pierre et ses successeurs sont des antêchrists. Par contre, le gouvernement y voit des rebelles et les poursuit comme tels. Les sectaires tiennent bon, leur propagande s'accroît à mesure qu'augmente la persêcution, ils ont des affidês sur tous les points de l'empire, une publicitê clandestine. Il serait possible que d'un des Skites {Pougatcheff et ses collègues ont appartenu aux "Starovertzy".} (communautê schismatique) sortît un mouvement populaire qui embrasât des provinces entières, dont le caractère serait certainement national et communiste et qui irait à la rencontre d'un autre mouvement dont la source est dans les idêes rêvolutionnaires de l'Europe. Peut-être ces deux mouvements s'entre-choque-ront-ils sans comprendre leur affinitê, au grand plaisir du tzar et de ses amis.
   La littêrature russe europêisêe ne commence à obtenir une certaine signification que du temps de Catherine II. Avant son règne, on voit un travail prêparatoire; la langue se forme aux nouvelles conditions de l'existence, elle fourmille de mots allemands et latins; l'esprit d'imitation s'empare de tout, au point qu'on essaie d'introduire dans notre langue mêtrique et sonore la versification syllabique. Revenue de ces exagêrations, la langue commenèa à s'assimiler les flots de mots êtrangers, à devenir plus naturelle et plus conforme au gênie de la nation. Le premier Russe qui mania avec talent la langue ainsi faite fut Lomonossoff. Ce savant cêlèbre fut le type du Russe par son encyclopêdisme, autant que par la facilitê de son entendement. Il êcrivit en russe, en allemand et en latin. Il êtait mineur, chimiste, poète, philologue, physicien, astronome et historien. Il composait en même temps une dissertation mêtêorologique sur l'êlectricitê, et une autre sur l'arrivêe des Varègues en Russie, en rêponse à l'historiographe Muller, ce qui ne l'empêchait pas de terminer ses odes triomphales et ses poèmes didactiques. Toujours lucide, plein du dêsir inquiet de tout comprendre, il jetait un sujet pour s'emparer d'un autre avec une facilitê de conception êtonnante.
   La civilisation qui commenèait à s'êpanouir sous l'êgide protectrice du gouvernement restait encore sur les marches du trône, avec son admiration pour Pierre le Grand et avec son adulation sincère pour tout souverain. Le gouvernement continuait à marcher à la tête de la civilisation. Cette affinitê de la littêrature avec le gouvernement devient plus palpable du temps de Catherine II. Elle a son poète, poète d'un grand talent, qui, par entraînement et amour, lui adresse des êpîtres, des odes, des hymnes et des satires qui est à genoux devant elle, à ses pieds, sans être toutefois vil ou esclave. Derjavine ne craint pas l'impêratrice, il plaisante avec elle, la nomme "Fêlicie" "la tzarine de Kirgis-Kaïssaks". Sa muse trouve parfois des sons qui ne sont guère ceux d'un serf chantant son souverain.
   Nêanmoins, cette poêsie apologêtique avec toute sa sincêritê et toute la beautê d'une langue plastique, n'êtait ni goûtêe ni admirêe, si ce n'est d'un petit nombre, du clergê et des savants. La haute sociêtê ne lisait rien en russe, la sociêtê infêrieure ne lisait rien du tout. La première production russe qui ait eu une popularitê immense ne fut ni une êpître adressêe à l'impêratrice, ni une ode inspirêe par les ravages inhumains et les massacres glorieux de Souvoroff, mais une comêdie, une satire mordante contre les gentillât.res de la province. Tandis que Derjavine ne voyait, à travers les rayons de la gloire qui entouraient le trône, que l'impêratrice, Fnuvi=ine, esprit caustique, voyait le côtê opposê; il riait amèrement de cette sociêtê demi-barbare, de ses allures de civilisation. Ce fut le premier auteur dans les êcrits duquel perèât le principe dêmoniaque de sarcasme et d'indignation, qui devait dès lors traverser toute la littêrature russe et s'en rendre l'esprit dominant. Dans cette ironie, dans cette flagellation, où rien n'est mênagê, pas même la personne de l'auteur, il y a pour nous une joie de vengeance, de consolation maligne; par ce rire nous rompons la solidaritê qui existe entre nous et ces amphibies qui ne savent ni garder la barbarie ni acquêrir la civilisation et qui seuls surnagent à la surface officielle de la sociêtê russe. Une protestation infatigable suivit pas à pas cette anomalie. Elle fut ardente, incessante.
   L'autopsie pathologique forma le caractère dominant de la littêrature moderne. Ce fut une nouvelle nêgation de l'ordre des choses existant, qui surgit en dêpit de la volontê impêriale du iond de la conscience rêveillêe, cri d'horreur de chaque gênêration qui craignait de se voir confondue avec ces êtres dêgradês.
   La littêrature russe, au XVIIIe siècle, ne fut au fond qu'une noble occupation de quelques esprits, sans influence sur la sociêtê. La première influence sêrieuse qui imprima de suite un autre caractère au dilettantisme littêraire vint de la franc-maèonnerie. Celle-ci êtait très rêpandue en Russie vers la fin du règne de Catherine II. Son chef, Novikoff, êtait un de ces grands personnages dans l'histoire qui font des prodiges sur une scène qui doit nêcessairement rester dans les tênèbres; un de ces guides d'idêes souterraines dont l'œuvre ne se manifeste qu'au moment de l'êclat. Novikoff êtait imprimeur de son êtat, il fonda des librairies et des êcoles dans plusieurs villes, il êdita la première revue russe. Il faisait faire des traductions et les publiait à ses frais. C'est ainsi qu'on vit de son temps paraître la traduction de l'Esprit des Lois, d'Emile, de divers articles de l'Encyclopêdie, ouvrages que la censure de notre êpoque ne permettrait certainement pas d'imprimer. Dans toutes ces entreprises, Novikoff fut puissamment aidê par la franc-maèonnerie dont il êtait grand-maître. Quelle œuvre immense, que la pensêe hardie de rêunir dans un intêrêt moral, dans une famille fraternelle tout ce qu'il y avait intellectuellement de mûr, depuis le grand seigneur de empire, tel que le prince Lopoukhine, jusqu'au pauvre prêcepteur d'êcole et au chirurgien de district.
   L'impêratrice Catherine fit jeter Novikoff dans la citadelle de Pêtersbourg et l'exila ensuite. Ce fut dans les dernières annêes de son règne, où son caractère commenèait à s'altêrer. Avec Po-tiomkine disparaît la poêsie des favoris, une dêbauche grossière remplace une voluptê brillante et splendide. Les petites soirêes de l'Ermitage, pêtillantes d'esprit, firent place aux orgies sauvages des Zoritch. En attendant, la rêvolution franèaise atteignait son apogêe. Le tonnerre rêvolutionnaire troublait le sommeil des monarques, sur le Danube comme sur la Neva. Catherine en vieillissant devenait inquiète, soupèonneuse même à l'êgard de son fils. Elle voyait avec dêfiance la franc-maèonnerie acquêrir une force nouvelle, indêpendante de sa volontê; on parlait beaucoup de la part que les illuminês et les martinistes avaient prise à la rêvolution, et au milieu de ces bruits, elle apprit que le grand-duc Paul êtait initiê à la franc-maèonnerie par Novikoff. Dix ans auparavant, Catherine aurait fait chercher Novikoff et aurait vu que ce n'êtait point un obscur conspirateur dynastique, mais alors elle aima mieux le châtier que l'entretenir.
   Cet homme infatigable forma avant sa chute le dernier grand êcrivain de cette pêriode, Karamzine. L'influence de ce dernier sur la littêrature peut être comparêe à l'influence de Catherine sur la sociêtê; il l'a humanisêe. Il y avait en lui quelque chose de St.Real, de Florian et d'Ancillon, un point de vue philosophique et moral, des phrases philantropiques, des larmes toujours acquises au malheur, une rêpulsion pour tout abus de forces, beaucoup d'amour pour la civilisation, un patriotisme tant soit peu rhêtorique, le tout sans unitê, sans pensêe dirigeante, sans une seule conviction profonde. Il y eut quelque chose d'indêpendant et de pur dans ce jeune littêrateur, entourê d'un monde d'ambitions subalternes et d'un crasse matêrialisme. Karamzine fut le premier littêrateur russe lu des dames.
   C'est un grand avantage pour notre littêrature que nos premiers auteurs ont êtê des hommes du monde. Ils firent passer dans la littêrature une certaine êlêgance de bonne compagnie, une sobriêtê de paroles, une noblesse d'images qui distinguent la conversation des hommes bien êlevês. L'êlêment grossier et vulgaire qui se rencontre parfois dans la littêrature allemande n'a jamais pênêtrê dans les livres russes.
   La grande œuvre de Karamzine, le monument qu'il a êlevê à la postêritê sont les douze volumes de son histoire russe. Oeuvre consciencieuse de la moitiê de son existence et dont l'analyse n'entre pas dans notre plan, son histoire a beaucoup contribuê à tourner les esprits vers l'êtude de la patrie. Si l'on songe au chaos qui a prêcêdê Karamzine, dans l'histoire russe, et au travail qu'il a dû employer pour le dêblayer et pour donner une exposition claire et vêridique du sujet, l'on comprendra qu'il y aurait de l'injustice à ne pas reconnaître ses services.
   Ce qui manquait à Karamzine, ce fut cet êlêment sarcastique qui de Fonvisine s'êtendit à Kryloff et même à Dmitrieff, l'ami intime de Karamzine. Il y avait quelque chose d'allemand dans le tendre et bênêvole Karamzine. On pouvait prêdire que Karamzine tomberait avec sa sentimentalitê dans les filets impêriaux, comme le fit plus tard le poète Joukofski.
   L'histoire de la Russie rapprocha Karamzine de l'empereur Alexandre. II lui lisait les pages audacieuses où il flêtrissait la tyrannie de Jean le Terrible et jetait des immortelles sur la tombe de la rêpublique de Novgorod. Alexandre l'êcoutait avec attention et êmotion et pressait doucement la main de l'historiographe. Alexandre êtait trop bien êlevê pour trouver bon que Jean fît parfois scier ses ennemis en deux et pour ne pas soupirer sur le sort de Novgorod, sachant bien que le comte Araktchêieff y introduisait dêjà les colonies militaires. Karamzine, plus êmu encore, restait êpris des charmes de la bontê impêriale. Mais où l'ont conduit ses pages audacieuses, ses indignations, ses condolêances? Qu'a-t-il appris dans l'histoire russe, quel rêsultat a-t-il tirê de ses recherches, lui qui, dans la prêface de son histoire, dit que l'histoire du passê est l'enseignement de l'avenir? Il n'y puisa qu'une seule idêe: "Les peuples sauvages aiment la libertê et l'indêpendance, les peuples civilisês l'ordre et la tranquillitê" - un seul rêsultat: "la rêalisation de l'idêe de l'absolutisme" devant le dêveloppement duquel il reste en extase et qu'il poursuit depuis Monomakh jusqu'aux Romanoff.
   L'idêe de la grande autocratie, c'est l'idêe du grand esclavage. Peut-on se figurer qu'un peuple de soixante millions n'existe que pour rêaliser... l'esclavage absolu?
   Karamzine mourut dans les bonnes grâces de l'empereur Nicolas.
   Gomme on le voit, la pêriode que nous avons parcourue n'est que l'adolescence de la civilisation et de la littêrature russes. La science florissait encore à l'ombre du trône, et les poètes chantaient leurs tzars sans être leurs esclaves. On ne trouve presque pas d'idêes rêvolutionnaires, la grande idêe rêvolutionnaire êtait encore la rêforme de Pierre. Mais le pouvoir et la pensêe, les oukases impêriaux et la parole humaine, l'autocratie et la civilisation ne pouvaient plus aller ensemble. Leur alliance même au XVIIIe siècle frappe d'êtonnement. Mais comment aurait-il pu en être autrement, lorsque l'hêritier des tzars, le dynaste, le successeur d'Alexis, enfin l'autocrate de toutes les Russies, de la Blanche et de la Rouge, de la Grande et de la Petite, Pierre Ier, êtait, en même temps, un jacobin anticipê et un terroriste rêvolutionnaire?
  

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  • Категория: Книги | Добавил: Anul_Karapetyan (24.11.2012)
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