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Герцен Александр Иванович - Du developpement des idêes rêvolutionnaires en Russie, Страница 5

Герцен Александр Иванович - Du developpement des idêes rêvolutionnaires en Russie


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côtê, la Pologne dissêminêe, martyrisêe avec une tênacitê êpouvantable; de l'autre, la dêmence d'une guerre qui n'a pas discontinuê pendant tout le règne et qui engloutit des armêes sans avancer d'un pas notre domination au Caucase; au centre, avilissement gênêral et incapacitê gouvernementale.
   Mais à l'intêrieur il se faisait un grand travail, un travail sourd et muet, mais actif et non interrompu: le mêcontentement croissait partout, les idêes rêvolutionnaires ont plus gagnê de terrain dans ces vingt-cinq annêes que durant le siècle entier qui les a prêcêdêes, et pourtant, elles ne pênêtraient pas jusqu'au peuple.
   Le peuple russe continuait à se tenir êloignê des sphères politiques; il n'avait guère de raisons pour prendre part au travail qui s'opêrait dans les autres couches de la nation. Les longues souffrances obligent à une dignitê de son genre; le peuple russe a trop souffert pour avoir le droit de s'agiter pour une petite amêlioration de son êtat, il vaut mieux rester franchement un mendiant en haillons que de revêtir un habit rapiêcê. Mais s'il ne prenait aucune part dans le mouvement des idêes qui occupait les autres classes, cela ne signifie nullement qu'il ne se passât rien dans son âme. Le peuple russe respire plus lourdement que jadis, son regard est plus triste; l'injustice du servage et le pillage des fonctionnaires publics deviennent pour lui plus insupportables. Le gouvernement a troublê le calme de la commune par l'organisation forcêe des travaux; on a emprisonnê et restreint le repos du paysan dans sa cabane par l'introduction de la police rurale (stanovye pristavy) dans les villages mêmes. Les procès contre les incendiaires, les meurtres des seigneurs, les insurrections de paysans s'augmentèrent dans une grande proportion. L'immense population des dissidents murmure; exploitêe, opprimêe par le clergê et la police, elle est bien loin de se rallier, et l'on entend parfois dans ces mers mortes et inaccessibles pour nous des sons vagues qui prêsagent des tempêtes terribles. Ce mêcontentement du peuple russe dont nous parlons n'est point visible au regard superficiel. La Russie paraît toujours si tranquille qu'on a de la peine à croire qu'il s'y passe quelque cbose. Peu de gens savent ce qui se fait derrière le linceul dont le gouvernement couvre les cadavres, les taches de sang, les exêcutions militaires, disant avec hypocrisie et arrogance qu'il n'y a ni sang ni cadavres derrière ce linceul. Que savons-nous des incendiaires de Simbirsk, du massacre des seigneurs, organisê simultanêment par un nombre de villages, que savons-nous des rêvoltes partielles qui ont êclatê lors de l'introduction de la nouvelle administration par Kissêloff, que savons-nous des insurrections de Kazan, de Viatka, de Tambov, où l'on a dû avoir recours aux canons?..
   Le travail intellectuel dont nous parlions ne se faisait ni au sommet de l'Etat, ni à sa base, mais entre les deux, c'est-à-dire en majeure partie entre la petite et la moyenne noblesse. Les faits que nous citerons ne paraissent pas avoir une grande importance, mais il ne faut pas oublier que la propagande, comme toute êducation, a peu d'êclat, surtout lorsqu'elle n'ose même pas paraître au grand jour.
   L'influence de la littêrature s'accroît notablement et pênètre beaucoup plus loin que jadis: elle ne trahit pas sa mission et reste libêrale et propagandiste, autant que cela est possible avec la censure.
   La soif de l'instruction s'empare de toute la nouvelle gênêration; les êcoles civiles ou militaires, les gymnases, les lycêes, les acadêmies regorgent d'êlèves; les enfants des parents les plus pauvres se pressent aux diffêrents instituts. Le gouvernement qui allêchait encore en 1804 par des privilèges les enfants à l'êcole, arrête par tous les moyens leur affluence; on crêe des difficultês à l'admission, aux examens; on impose les êlèves; le ministre de l'instruction publique limite par une ordonnance l'instruction des serfs. Cependant l'Universitê de Moscou devient la cathêdrale de la civilisation russe; l'empereur la dêteste, la boude, il exile chaque annêe une fournêe de ses êlèves, il ne l'honore pas de ses visites en passant à Moscou, mais l'Universitê fleurit, gagne en influence; mal vue, elle n'attend rien, poursuit son travail et devient une vêritable puissance. L'êlite de la jeunesse des provinces avoisinant Moscou se porte à son Universitê, et chaque annêe une phalange de licenciês se rêpandent dans tout l'Etat en fonctionnaires, mêdecins ou prêcepteurs..
   Au fond des provinces, et principalement à Moscou s'augmentait à vue d'œil une classe d'hommes indêpendants, n'acceptant aucun service public et s'occupant de la gestion de leurs biens, de science, de littêrature; ne demandant rien au gouvernement, si ce n'est de les laisser tranquilles. C'êtait tout le contraire de la noblesse de Pêtersbourg, attachêe au service public et à la cour, dêvorêe d'une ambition servile, qui attendait tout du gouvernement et ne vivait que par lui. Ne rien solliciter, rester indêpendant, ne pas chercher de fonctions, cela s'appelle, sous un rêgime despotique, faire de l'opposition. Le gouvernement voyait d'un mauvais œil ces fainêants et en êtait mêcontent. Ils formaient en effet un noyau d'hommes civilisês et mal disposês à l'êgard du rêgime pêtersbourgeois. Les uns passaient des annêes entières en pays êtrangers, important de là des idêes libêrales; les autres venaient pour quelques mois à Moscou, s'enfermaient le reste de l'annêe dans leurs terres où ils lisaient tout ce qui paraissait de nouveau et se tenaient au courant de la marche intellectuelle en Europe. La lecture devint un objet de mode parmi les nobles de la province. On se piquait d'avoir des bibliothèques, on faisait venir au moins les nouveaux romans franèais, le Journal des Dêbats et la Gazette d'Augsbourg; possêder des livres prohibês formait le suprême bon genre. Je ne connais pas une seule maison bien tenue où il n'y ait eu l'ouvrage de,M. de Custine sur la Rus^ sie, spêcialement dêfendu par Nicolas. Privêe de toute action, placêe sous la menace incessante de la police secrète, la jeunesse se plongeait avec d'autant plus de ferveur dans la lecture. La masse d'idêes en circulation s'augmentait.
   Mais quelles furent les nouvelles pensêes, les tendances qui se produisirent après le 14 dêcembre? {*}
   {* Ce n'est pas saas une certaine frayeur que j'aborde cette partie de ma revue.
   On comprendra qu'il m'est impossible de tout dire, de nommer les personnes dans beaucoup de cas; pour parler d'un Russe, il faut le savoir sous terre ou en Sibêrie. Je ne me suis même pas dêcidê à cette publication qu'après de mûres rêflexions; le mutisme soutient le despotisme, les choses qu'on n'ose pas dire n'existent qu'à demi.}
   Les premières annêes qui suivirent 1825 furent terribles. Il fallait une dizaine d'annêes avant de se retrouver dans cette malheureuse position d'asservissement et de persêcution. Un dêsespoir profond et un abattement gênêral s'êtaient emparês des hommes. La haute sociêtê se hâtait, avec un empressement lâche et vil, de renier tous les sentiments humains, toutes les pensêes civilisêes. Il n'y avait presque pas de famille aristocratique qui n'eût de proches parents au nombre des exilês et presque aucune d'elles n'osa porter le deuil ou laisser percer des regrets. Et lorsqu'on se dêtournait de ce triste spectacle de servilisme, lorsqu'on se concentrait dans la mêditation pour y trouver un conseil ou un espo;r, on rencontrait une pensêe terrible qui faisait glacer le cœur.
   Plus d'illusion possible: le peuple resta spectateur indiffêrent du 14 dêcembre. Tout homme consciencieux voyait le rêsultat terrible du divorce complet d'entre la Russie nationale et la Russie europêisêe. Tout lien actif êtait rompu entre les deux partis, il fallait le renouer, mais de quelle manière? C'êtait là une grande question. Les uns pensaient qu'on n'arriverait à rien en laissant la Russie à la remorque de l'Europe; ils fondaient leurs espêrances, non sur l'avenir, mais sur le retour au passê. Les autres ne voyaient dans l'avenir que malheur et dêsolation. Ils maudissaient la civilisation hybride et le peuple apathique. Une tristesse profonde s'empara de l'âme de tous les hommes pensants.
   Le chant sonore et large de Pouchkine rêsonnait seul dans les plaines de l'esclavage et du tourment; ce chant prolongeait l'êpoque passêe, remplissait de ses sons mâles le prêsent et envoyait sa voix à l'avenir lointain. La poêsie de Pouckhine êtait un gage et une consolation. Les poètes qui vivent dans les temps de dêsespoir et de dêcadence n'ont pas de chants pareils; ils ne conviennent guère aux enterrements.
   L'inspiration de Pouckhine ne l'a pas trompê. Le sang qui avait affluê au cœur frappê de terreur ne pouvait s'y arrêter: il recommenèa bientôt à se manifester à l'extêrieur.
   Dêjà on voyait un publiciste êlever courageusement la voix pour rallier les timorês. Cet homme qui avait passê toute sa jeunesse en Sibêrie, sa patrie, s'occupant du commerce qui ne tarda pas à le dêgoûter, s'adonna à la lecture. Dênuê de toute instruction, il apprit sans maître le franèais et l'allemand et vint se fixer à Moscou. Là, sans collaborateurs, sans connaissances, sans nom dans la littêrature, il conèut l'idêe de rêdiger une revue mensuelle. Il êtonna bientôt les lecteurs par la variêtê encyclopêdique de ses articles. Il êcrivait hardiment sur la jurisprudence et sur la musique, sur la mêdecine et sur la langue sanscrite. L'histoire russe êtait une de ses spêcialitês, ce qui ne l'empêchait pas d'êcrire des nouvelles, des romans et enfin des critiques, dans lesquelles il obtint bientôt un grand succès.
   Dans les êcrits de Polêvoï on chercherait en vain une grande êrudition, une profondeur philosophique, mais il savait, dans chaque question, relever le côtê humanitaire; ses sympathies êtaient libêrales. Sa revue, le Têlêgraphe de Moscou, a eu une grande influence, et nous devons d'autant plus reconnaître le service qu'elle a rendu, qu'elle se publiait dans le temps le plus sinistre. Que pouvait-on êcrire le lendemain de l'insurrection, la veille des exêcutions? La position de Polêvoï êtait très difficile. Son obscuritê d'alors le sauva des persêcutions. On êcrivait peu à cette êpoque; une moitiê des hommes de lettres êtait en exil, l'autre se taisait. Un petit nombre de renêgats, comme les frères siamois Gretch et Boulgarine, s'êtaient ralliês au gouvernement, après avoir couvert leur participation au 14 dêcembre par des dênonciations contre leurs amis et par la suppression d'un prote qui avait composê sous leurs ordres, à l'imprimerie de Gretch, des proclamations rêvolutionnaires. Ils dominaient à eux seuls alors le journalisme de Pêtersbourg. Us y faisaient de la police et non de la littêrature. Polêvoï sut se maintenir contre toute rêaction jusqu'en 1834, sans trahir la cause; nous ne devons pas l'oublier.
   Polêvoï a commencê à dêmocratiser la littêrature russe, il la fit descendre de ses hauteurs aristocratiques et la rendit plus populaire ou au moins plus bourgeoise. Ses plus grands ennemis êtaient les autoritês littêraires qu'il attaqua avec une ironie impitoyable. Il avait complètement raison dêpenser que tout anêantissement d'autoritê est un acte rêvolutionnaire et que l'homme qui a su s'êmanciper de l'oppression des grands noms et des autoritês scolastiques ne peut rester entièrement esclave religieux, ni esclave civil. Avant Polêvoï, les critiques se hasardaient quelquefois, au milieu d'une quantitê de rêticences et d'excuses, à de lêgères observations sur Derjavine, Karamzine, ou sur Dmi-trieff, tout en reconnaissant que leur grandeur êtait incontestable. Polêvoï se mit, dès le premier jour, sur un pied de parfaite êgalitê, et commenèa à s'en prendre aux figures graves et dogmatiques de ces grands maîtres. Le vieillard Dmitrieff, poète et ci-devant ministre de la justice, parlait avec tristesse et effroi de l'anarchie littêraire qu'introduisait Polêvoï par son manque de respect pour les hommes dont les services êtaient reconnus par le pays entier.
   Polêvoï n'attaqua pas seulement les autoritês littêraires, mais encore les savants; il osait douter de leur science, lui, le petit nêgociant sibêrien qui n'avait pas fait d'êtudes. Les savants ex offi-cio se lièrent avec les littêrateurs êmêrites aux cheveux blancs et commencèrent une guerre en règle contre le journaliste insurgê.
   Polêvoï, connaissant le goût du public, anêantissait ses ennemis par des articles mordants. Il rêpondait par une plaisanterie aux observations savantes et par une impertinence qui faisait rire aux êclats à une dissertation ennuyeuse. On ne peut se faire une idêe de la curiositê avec laquelle le public suivait la marche de cette polêmique. On eût dit qu'il comprenait qu'en attaquant les autoritês littêraires, Polêvoï avait en vue d'autres autoritês. Il profitait en effet de chaque occasion pour toucher les questions les plus êpineuses de la politique et il le faisait avec une adresse admirable. Il disait presque tout, sans qu'on pût jamais s'en prendre à lui. Il faut le dire, la censure contribue puissamment à dêvelopper le style et l'art de maîtriser sa parole. L'homme, irritê par un obstacle qui l'offense, veut le vaincre et y parvient presque toujours. La pêriphrase porte en elle les traces de l'êmotion, de la lutte; elle est plus passionnêe que le simple ênoncê. Un mot sous-entendu est plus fort sous son voile, toujours transparent pour celui qui veut comprendre. La parole comprimêe concentre plus de sens, elle est aigrie; parler de la manière que la pensêe soit lucide mais que les mots viennent au lecteur lui-même, c'est la meilleure manière de convaincre. Les sous-entendus augmentent la force de la parole, la nuditê comprime l'imagination.Le lecteur qui sait combien l'êcrivain doit se tenir en garde lit avec attention; un lien secret s'êtablit entre lui et l'auteur: l'un cache ce qu'il êcrit, l'autre ce qu'il comprend. La censure aussi est une toile d'araignêe qui prend les petites mouches et que les grandes dêchirent. Les personnalitês, les allusions meurent sous l'encre rouge; les pensêes ênergiques, la poêsie vêritable passent avec mêpris à travers ce vestiaire, en se laissant tout au plus un peu brosser {Après la rêvolution de 1848, la censure est devenue la monomanie de Nicolas. Non content de la censure ordinaire et des deux censures qu'il a êtablies hors de ses Etats, à Iassy et à Bucarest, où l'on n'êcrit pas en russe, il a crêê une seconde censure à Pêtersbourg; nous sommes disposês à espêrer que cette double censure sera plus utile que la censure simple. On arrivera à imprimer les livres russes hors de la Russie, on le fait dêjà, et c'est à savoir qui sera plus adroit, de la parole libre ou de l'empereur Nicolas.}.
   Avec le Têlêgraphe, les revues commencent à dominer dans la littêrature russe. Elles absorbent tout le mouvement intellectuel. On achetait peu de livres, les meilleures poêsies et nouvelles voyaient le jour dans les revues, et il fallait quelque chose d'extraordinaire, un poème de Pouckhine ou un roman de Gogol, pour attirer l'attention d'un public aussi clairsemê, que l'est celui des lecteurs en Russie. Dans aucun pays, l'Angleterre exceptêe, l'influence des revues n'a êtê aussi grande. C'est en effet la meilleure forme pour rêpandre la lumière dans un pays vaste. Le Têlêgraphe, le Messager de Moscou, le Têlescope, la Bibliothèque de lecture, les Annales patriotiques et leur fils naturel le Contemporain, sans êgard à leur tendance très diverse, ont rêpandu une quantitê immense de connaissances, de notions, d'idêes pendant les dernières vingt-cinq annêes. Elles mettaient les habitants des gouvernements d'Omsk et de Tobolsk dans la possibilitê de lire les romans de Dickens ou de George Sand, deux mois après leur apparition à Londres ou à Paris. Leur pêriodicitê même avait l'avantage de rêveiller les lecteurs paresseux.
   Polêvoï a trouvê le moyen de continuer le Têlêgraphe jusqu'en 1834. Et pourtant la persêcution de la pensêe redoubla après la rêvolution de Pologne. L'absolutisme vainqueur perdit toute fausse honte, toute pudeur. On punissait les espiègleries d'êcoliers comme des rêvoltes à main armêe, on exilait des enfants de 15 à 16 ans, on les faisait soldats à vie. Un êtudiant de l'Universitê de Moscou, Polêjaïeff, dêjà connu par ses poêsies, fit quelques vers libêraux. Nicolas, sans le faire juger, le fit venir chez lui, lui ordonna de lire ses vers à haute voix, l'embrassa et l'envoya comme simple soldat dans un rêgiment, peine absurde qui ne pouvait surgir que dans l'esprit d'un gouvernement insensê qui prend l'armêe russe pour une maison de correction ou pour un bagne. Huit ans après, le soldat Polêjaïeff mourut à l'hôpital militaire. Un an plus tard, les frères Kritzki, êgalement êtudiants de Moscou, allaient aux colonies disciplinaires pour avoir, si je ne me trompe pas, cassê le buste de l'empereur. Depuis, personne n'a entendu parler d'eux. En 1832, sous le prêtexte d'une sociêtê secrète, on arrêtait une douzaine d'êtudiants qu'on envoyait ensuite aux garnisons d'Orenbourg où on leur adjoignait le fils d'un ministre luthêrien, Jules Kolreif, qui n'a jamais êtê sujet russe, qui ne s'est jamais occupê que de musique, mais qui avait osê dire qu'il ne voyait pas de devoir à dênoncer ses amis. En 1834, on nous jeta, mes amis et moi, dans les prisons, et, après huit mois, on nous exila en qualitê de scribes aux chancelleries des provinces êloignêes. On nous accusait de l'intention de former une sociêtê secrète et de vouloir faire de la propagande saint-simonien-ne; on nous lut, par forme de mauvaise plaisanterie, la sentence de mort et l'on nous annonèa que l'empereur, avec la bontê impardonnable qui le caractêrise, n'avait ordonnê contre nous qu'une peine correctionnelle - l'exil. Cette punition a durê plus de cinq ans.
   Le Têlêgraphe fut suspendu le même an 1834. Polêvoï, en perdant son journal, se trouva dêroutê. Ses essais littêraires ne marchèrent plus; aigri et dêsappointê, il quitta Moscou pour aller vivre à Pêtersbourg. Un êtonnement douloureux accueillit les premiers numêros de sa nouvelle revue (Le Fils de la Patrie). Il devint soumis, ilatteur. C'êtait triste de voir ce lutteur audacieux, cet ouvrier infatigable, qui avait su traverser les temps les plus difficiles, sans dêserter son poste, transiger avec ses ennemis, dès qu'on eut suspendu sa revue. C'êtait triste d'entendre le nom de Polêvoï accouplê aux noms de Gretch et de Boulgarine, triste aussi d'assister à la reprêsentation de ses pièces dramatiques applaudies par les agents secrets et les laquais officiels.
   Polêvoï sentait sa chute, il en souffrait, il devint abattu. Il voulait même sortir de sa fausse position, se justifier, mais il n'en avait pas la force et il se compromettait ainsi auprès du gouvernement sans rien gagner vis-à-vis du public. Sa nature plus noble que sa conduite ne pouvait supporter longtemps cette lutte. Il mourut bientôt, laissant ses affaires dans un dêsarroi complet. Toutes ses concessions ne lui ont rien apportê.
   Il y eut deux continuateurs de l'œuvre de Polêvoï, Sênkofski et Bêlinnski.
   Sênkofski, Polonais russifiê, orientaliste et acadêmicien, a êtê un êcrivain plein d'esprit, grand travailleur, sans aucune opinion, à moins d'appeler opinion un profond mêpris des hommes et des choses, des convictions et des thêories. Sênkofski fut le vêritable reprêsentant du pli que l'esprit public avait pris depuis 1825, un vernis brillant mais glacê, un sourire de dêdain qui cachait souvent un remords, une soif de jouissance aiguillonnêe par l'incertitude qui planait sur le sort de chaque homme, un matêrialisme moqueur et pourtant triste, des plaisanteries gênêes d'homme en prison.
   Bêlinnski fut l'antithèse de Sênkofski, c'êtait un type de la jeunesse studieuse de Moscou, martyr de ses doutes et de ses pensêes, enthousiaste, poète dans la dialectique, froissê par tout ce qui l'entourait, il se consumait en tourments. Cet homme palpitait d'indignation et frêmissait de rage au spectacle êternel de l'absolutisme russe.
   Sênkofski fonda sa revue comme on fonde une entreprise commerciale. Nous ne partageons pas cependant l'avis de ceux qui voyaient en elle une tendance gouvernementale. Elle fut lue avec aviditê dans toute la Russie, ce qui n'est jamais arrivê à un journal ou à un livre êcrit dans les intêrêts du pouvoir.L'Abeille du Nord protêgêe par la police, n'a fait une exception à cette règle qu'en apparence, c'êtait la seule feuille politique et non officielle qui fût tolêrêe, ce qui explique sa vogue; mais dès que les journaux officiels ont eu une rêdaction supportable, l'Abeille du Nord a êtê dêlaissêe par ses lecteurs. Il n'y a pas de gloire, de rêputation qui ait pu supporter le contact mortel et avilissant du gouvernement. Tous ceux qui lisent en Russie dêtestent le pouvoir; tous ceux qui l'aiment ne lisent pas ou ne lisent que des futilitês franèaises. Pouchkine, la plus grande illustration russe, a êtê dêlaissê quelque temps pour un compliment qu'il a fait à Nicolas, après le cholêra, et pour deux poêsies politiques. Gogol, l'idole des lecteurs russes, tomba tout à coup dans le plus profond mêpris pour une brochure servile. Polêvoï s'êclipsa le jour où il fit alliance avec le gouvernement. On ne pardonne pas "n Russie à un renêgat.
   Sênkofski parlait avec mêpris du libêralisme et de la science, mais en revanche, il n'avait de respect pour rien. Il s'imaginait être êminemment pratique, parce qu'il prêchait un matêrialisme thêorique, et, comme tous les thêoriciens, il a êtê dêpassê par d'autres thêoriciens beaucoup plus abstraits, mais qui avaient des convictions ardentes, ce qui est infiniment plus pratique et plus près de l'action que la practologie.
   Ridiculisant tout ce qu'il y a de plus sacrê pour l'homme, Sênkof ski, sans le vouloir, dêtruisait dans les esprits le monarchisme. Prêchant le confort, les joies sensuelles, il amenait les hommes à la pensêe très simple qu'il est impossible de jouir en pensant continuellement aux gendarmes, aux dênonciations et à la Sibêrie, que la peur n'est pas confortable, et qu'il n'y a pas d'homme qui puisse bien dîner s'il ne sait pas où il couchera.
   Sênkofski êtait de son temps; en balayant à l'entrêe d'une nouvelle êpoque, il mêlait des objets de valeur avec la poussière, mais il dêblayait le terrain pour un autre temps qu'il ne comprenait pas. Il le sentait lui-même, et, dès que quelque chose de nouveau et d'ênergique eut percê dans la littêrature, Sênkofski plia ses voiles, et s'effaèa bientôt complètement.
   Sênkofski avait êtê entourê d'un cercle de jeunes littêrateurs qu'il perdait en corrompant leur goût. Ils introduisirent un genre qui paraissait brillant à la première vue et frelatê à la seconde. Poêsie de Pêtersbourg, ou mieux encore de Vassilei-Ostrov {Une sorte de Quartier Latin, centre d'habitation des hommes de lettres et d'artistes, inconnus dans les autres parties de la ville.}, il n'y avait rien de vivant, de rêel dans les images hystêriques qu'êvoquaient les Koukolnik, les Bênêdiktoff, les Timo-fêieff etc.De pareilles fleurs ne pouvaient s'êpanouir qu'aux pieds "du trône impêrial et à l'ombre de la forteresse de Pierre et Paul.
   A Moscou, la revue qui remplaèa le Têlêgraphe supprimê fut le Têlescope; cette revue n'a pas eu autant de longêvitê que celle qui l'avait prêcêdêe, mais sa mort fut des plus glorieuses. Ce fut elle qui insêra la cêlèbre lettre de Tchaadaïeff. La revue fut immêdiatement supprimêe, le censeur mis à la retraite, le rêdacteur en chef exilê a Oust-Syssolsk. La publication de cette lettre fut un êvênement des plus graves. Ce fut un dêfi, un signe de rêveil; elle rompit la glace après le 14 dêcembre. Enfin, il vint un homme dont l'âme dêbordait d'amertume; il trouva une langue terrible pour dire avec une êloquence funèbre, avec un calme accablant tout ce qui s'êtait accumulê d'acerbe, en dix annêes, dans le cœur du Russe civilisê. Cette lettre fut le testament d'un homme qui abdique ses droits, non par amour pour ses hêritiers, mais par dêgoût; sêvère et froid, l'auteur demande compte à la Russie de toutes les souffrances dont elle abreuve un homme qui ose sortir de l'êtat de brute. Il veut savoir ce que nous achetons à ce prix, par quoi nous avons mêritê cette situation; il l'analyse avec une profondeur dêsespêrante, inexorable, et après avoir terminê cette vivisection, il se dêtourne avec horreur, en maudissant le pays dans son passê, dans son prêsent et dans son avenir. Oui, cette sombre voix ne se fit entendre que pour dire à la Russie qu'elle n'a jamais existê humainement, qu'elle ne reprêsente "qu'une lacune de l'intelligence humaine, qu'un exemple instructif pour l'Europe". Il dit à la Russie que son passê a êtê inutile, que son prêsent est superflu et qu'elle n'a aucun avenir.
   Sans être d'accord avec Tchaadaïeff, nous comprenons parfaitement la voie qui l'a conduit à ce point de vue noir et dêsespêrê; d'autant plus, que jusqu'à prêsent les faits parlent pour lui et non contre lui. Nous croyons; et lui, il n'a qu'a montrer du doigt; nous espêrons, et il lui suffit d'ouvrir un journal pour prouver qu'il a raison. La conclusion à laquelle arrive Tchaadaïeff ne peut soutenir aucune critique, et ce n'est point là qu'il faut chercher l'importance de cette publication; c'est par le lyrisme de son indignation austère qui secoue l'âme et la laisse longtemps sous une impression pênible, qu'elle conserve sa signification. On a reprochê à l'auteur sa duretê, mais c'est elle qui fait son plus grand mêrite. On ne doit pas nous mênager; nous oublions trop vite notre position, nous sommes trop habituês à nous distraire entre les murs d'une prison.
   Un cri de douleur et de stupêfaction accueillit cet article, il effraya, il blessa même ceux qui en partageaient les sympathies, et pourtant il n'avait fait qu'ênoncer ce qui agitait vaguement l'âme de chacun de nous. Qui de nous n'a pas eu ces moments de colère, dans lesquels il haïssait ce pays qui n'a que des tourments pour rêponse à toutes les aspirations gênêreuses de l'homme, qui se hâte de nous rêveiller pour nous appliquer la torture? Qui de nous n'a pas dêsirê de s'arracher à tout jamais de cette prison qui occupe le quart du globe terrestre; à cet empire monstre où chaque commissaire de police est un souverain et le souverain un commissaire de police couronnê? Qui de nous ne s'est pas livrê à tous les entraînements pour oublier cet enfer frappê à la glace, pour obtenir quelques moments d'ivresse et de distraction? Nous voyons maintenant les choses d'une autre face, nous envisageons l'histoire russe d'une autre manière, mais il n'y a pas de raison pour nous rêtracter ou pour nous repentir de ces moments de dêsespoir; nous les avons payês trop cher pour les cêder; ils ont êtê notre droit, notre protestation, ils nous ont sauvês.
   Tchaadaïeff se tut, mais on ne le laissa pas tranquille. Les aristocrates de Pêtersbourg, ces Bênkêndorf, ces Kleinmikhel s'offensèrent pour la Russie. Un grave allemand, Viguel, chef probablement protestant, du dêpartement des cultes, se gendarma pour l'orthodoxie russe. L'empereur fit dêclarer Tchaadaïeff atteint d'aliênation mentale. Cette farce de mauvais goût ramena à Tchaadaïeff même ses ennemis; son influence à Moscou s'en accrut. L'aristocratie même baissa la tête devant cet homme de la pensêe et l'entoura de respect et d'attention, donnant ainsi un dêmenti êclatant à la plaisanterie impêriale.
   La lettre de Tchaadaïeff rêsonna comme une trompette d'appel; le signal fut donnê et de tous côtês partirent de nouvelles voix; de jeunes lutteurs entrèrent dans l'arène, têmoignant du travail silencieux qui s'êtait fait pendant ces dix annêes.
   Le 14 (26) dêcembre avait trop profondêment tranchê le passê, pour qu'on eût pu continuer la littêrature qui l'avait prêcêdê. Le lendemain de ce grand jour pouvait venir encore un jeune homme plein des fantaisies et des idêes de 1825, Vênêvitinoff. Le dêsespoir, comme la douleur après une blessure, ne vient pas immêdiatement. Mais à peine eut-il prononcê quelques nobles paroles, qu'il disparut comme les fleurs d'un ciel plus doux qui meurent au souffle glacê de la Baltique.
   Vênêvitinoff n'êtait pas nê viable pour la nouvelle atmosphère russe. Pour pouvoir supporter l'air de cette êpoque sinistre, il fallait une autre trempe, il fallait être habituê dès l'enfance à cette bise âpre et continue, il fallait s'acclimater aux doutes insolubles, aux vêritês les plus amères, à sa propre faiblesse, aux insultes de tous les jours; il fallait prendre l'habitude dès la plus tendre enfance de cacher tout ce qui agitait l'âme et de ne rien perdre de ce qu'on y avait enseveli; au contraire, de mûrir dans une colère muette tout ce qui se dêposait au cœur. Il fallait savoir haïr par amour, mêpriser par humanitê, il fallait avoir un orgueil sans bornes pour porter la tête haute les menottes aux mains et aux pieds.
   Chaque chant d'Onêguine qui paraissait après 1825 êtait de plus en plus, profond. Le premier plan du poète avait êtê lêger, serein, il l'avait tracê dans un autre temps; il avait êtê entourê alors d'un monde qui se plaisait à ce rire ironique, mais bienveillant, enjouê. Les premiers chants d'Onêguine nous rappellent beaucoup le comique caustique mais cordial de Griboïêdoff. Les larmes et le rire, tout se changea.
   Les deux poètes auxquels nous pensons et qui expriment la nouvelle êpoque de la poêsie russe, sont Lermontoff et Koltzoff. C'êtaient deux voix fortes venant de deux côtês opposês.
   Rien ne peut dêmontrer avec plus de clartê le changement opêrê dans les esprits, depuis 1825, que la comparaison de Pouchkine et de Lermontoff. Pouchkine, souvent mêcontent et triste, froissê et plein d'indignation, est pourtant prêt à faire la paix. Il la dêsire, il n'en dêsespère pas; une corde de rêminiscence des temps de l'empereur Alexandre ne cessait de vibrer dans son cœur. Lermontoff êtait tellement habituê au dêsespoir, à l'antagonisme-, que non seulement il ne cherchait pas à en sortir, mais qu'il ne concevait la possibilitê ni d'une lutte, ni d'un accommodement. Lermontoff n'a jamais appris à espêrer, il ne se dêvouait pas, parce qu'il n'y avait rien qui sollicitât ce dêvoûment. Il ne portait pas sa tête avec fiertê au bourreau, comme Pestel et Rylêieff, parce qu'il ne pouvait croire à l'efficacitê du sacrifice; il se jeta de côtê et pêrit pour rien.
   Le coup de pistolet qui avait tuê Pouchkine rêveilla l'âme de Lermontoff. Il êcrivit une ode ênergique dans laquelle, flêtrissant les viles intrigues qui avaient prêcêdê le duel, intrigues-tramêes par des ministres littêrateurs et des journalistes espions, il s'êcria avec une indignation de jeune homme: "Vengeance, empereur, vengeance!" Le poète expia cette seule inconsêquence par un exil au Caucase. Cela se passa en 1837; en 1841, le corps de Lermontoff descendit dans une fosse aux pieds des monts du Caucase,
  
   И то, что ты сказал перед кончиной
   Из слушавших тебя не понял ни единый...
                   ...Твоих последних слов
   Глубокое и горькое значенье
   Потеряно...
  
   "Et ce que tu as dit avant ta fin, personne ne l'a compris de ceux qui t'êcoutèrent. Le sens profond et amer de tes dernières 'paroles est perdu" {Vers que Lermontoff a adressês à la mêmoire du prince Odoïefski mort au Caucase comme soldat, un des condamnês du 14 dêcembre.}.
   Par bonheur, nous n'avons pas perdu ce que Lermontoff a êcrit durant les quatre dernières annêes de sa vie. Il appartient entièrement à notre gênêration. Nous tous, nous êtions trop jeunes pour prendre part au 14 dêcembre. Rêveillês par ce grand jour, nous ne vîmes que des exêcutions et des bannissements. Rêduits à un silence forcê, êtouffant nos pleurs, nous avons appris à nous concentrer, à couver nos pensêes, et quelles pensêes? Ce n'êtaient plus les idêes du libêralisme civilisateur, les idêes du progrès, c'êtaient des doutes, des nêgations, des pensêes de rage. Habituê à ces sentiments, Lermontoff ne pouvait se sauver dans le lyrisme, ainsi que l'avait fait Pouchkine. Il traînait le boulet du scepticisme dans toutes ses fantaisies, dans toutes ses jouis-sances. Une pensêe mâle et triste ne quittait jamais son front,, elle perce dans toutes ses poêsies. Ce n'êtait pas une pensêe abstraite qui cherchait à s'orner des fleurs de la poêsie; non, la rêflexion de Lermontoff c'est sa poêsie, son tourment, sa force {Les poêsies de Lermontoff sont parfaitement traduites en allemand par M. Bodenstedt. Il y a une traduction franèaise de son roman le Hêros de nos fours par M. Chopin.}. Il avait des sympathies plus profondes pour Byron que n'en a eu Pouchkine. Au malheur d'une trop grande perspicacitê, il ajoutait un autre, l'audace de dire beaucoup de choses sans fard ni mênagements. Les êtres faibles, froissês, ne pardonnent jamais-cette sincêritê. On parlait de Lermontoff comme d'un enfant gâtê de maison aristocratique, comme d'un de ces dêsœuvrês qui pêrissent dans l'ennui et la satiêtê. On n'a pas voulu voir combien; a luttê cet homme, combien il a souffert, avant d'oser exprimer ses pensêes. Les hommes supportent avec beaucoup plus d'indulgence les injures et la haine qu'une certaine maturitê de la pensêe, que l'isolement qui ne veut partager ni leurs espêrances, ni leurs crainte? et qui ose avouer ce divorce. Lorsque Lermontoff quittait Pêtersbourg pour se rendre au Caucase exilê pour la seconde fois il êtait bien las, et disait à ses amis qu'il allait chercher au plus vite la mort. Il a tenu sa parole.
   Quel est donc enfin ce monstre qui s'appelle Russie, auquel il faut tant de victimes et qui ne laisse à ses enfants que la triste-alternative de se perdre moralement, dans un milieu antipathique à tout ce qu'il y a d'humain, ou de mourir au dêbut de leur vie? Abîme sans fond, où pêrissent les meilleurs nageurs, où les plus grands efforts, les plus grands talents, les plus grandes facultês s'engloutissent avant d'avoir rêussi en rien.
   Et pourtant, comment douter de l'existence des forces en germes, lorsqu'on voit s'êlever du plus bas fond de la nation une-voix comme celle de Koltzoff?
   Pendant un siècle, même un siècle et demi, le peuple n'a chantê que les vieilles chansons ou des monstruositês fabriquêes vers le milieu du règne de Catherine II. Il y a bien eu quelques essais d'imitation assez heureux au commencement de notre siècle, mais ces productions artificielles manquaient de vêritê; c'êtaient des efforts et des caprices. C'est du sein même de la Russie villageoise que partirent les nouvelles chansons. Un bouvier conduisant ses troupeaux à travers les steppes les composa d'inspiration. Koltzoff êtait complètement un enfant du peuple. Nê à Voronèje il a êtê à une êcole paroissiale avant dix ans, il n'y a appris qu'à lire et à êcrire sans orthographe. Son père, marchand de bêtail, lui fit embrasser son mêtier. Il conduisait les troupeaux, au travers de centaines de verstes, et prit ainsi l'habitude de la vie nomade, qui se reflète dans la meilleure partie de ses chansons. Le jeune bouvier aimait la lecture et relisait continuellement quelque poète russe qu'il prenait pour modèle, ses essais d'imitation faussaient son instinct poêtique. Son vêritable talent perèa enfin, il fit des chansons populaires en petit nombre, mais qui sont autant de chefs-d'œuvre. Ce sont bien là les chansons du peuple russe. On y retrouve cette mêlancolie qui en fait le trait caractêristique, cette tristesse navrante, ce dêbordement de la vie (oudale molo-dêtzkala). Koltzoff a montrê combien il y a de poêsie cachêe dans l'âme du peuple russe, et qu'après un long et profond sommeil, il y avait quelque chose qui s'agitait dans sa poitrine. Nous avons d'autres exemples de poètes, d'hommes d'Etat, d'artistes qui sont sortis du peuple, mais ils en sont sortis dans le sens littêral du mot, en brisant tout lien commun avec lui. Lomonossoff a êtê le fils d'un pêcheur de la Mer Blanche. II prit la fuite de la maison paternelle pour s'instruire, entra dans une êcole ecclêsiastique et se rendit ensuiteenAllemagne où il cessa d'être du peuple. Il n'y a rien de commun entre lui et la Russie agricole, si ce n'est le lien qui unit les individus de la même race. Koltzoff resta au milieu des troupeaux et des affaires de son père qui le dêtestait et qui, secondê de ses autres parents, lui rendit la vie si dure, qu'il en mourut en 1842. Koltzoff et Lermontoff ont dêbutê et sont morts vers la même êpoque. Après eux, la poêsie russe devint muette.
   Mais en prose l'activitê redoubla et prit une autre direction.
   Gogol, sans être du peuple comme Koltzoff, par sa condition, l'est par ses goûts et par la tournure de son esprit. Gogol est complètement indêpendant de l'influence êtrangère; il ne connaissait aucune littêrature, lorsqu'il s'êtait dêjà fait un nom. Il sympathisait plutôt avec la vie du peuple qu'avec celle de la cour, ce qui est naturel de la part d'un Petit-Russien.
   Le Petit-Russien, même anobli, ne rompt jamais aussi brusquement avec le peuple que le fait un Russe. Il aime son pays, son idiome, les traditions de la cosaquerie et des hetraans. L'indêpendance de l'Ukraine, sauvage et guerrière, mais rêpublicaine et dêmocratique, s'êtait maintenue à travers les siècles jusqu'à Pierre Ier. Les Petits-Russiens tracassês par les Polonais, les Turcs et les Moscovites, entraînês dans une guerre êternelle contre les Tartares de la Crimêe, n'ont jamais succombê. La Petite-Russie, en s'unissant volontairement à la Grande, stipula des droits considêrables en sa faveur. Le tzar Alexis jura de les observer. Pierre Ier, prêtextant la trahison de Mazeppa, ne laissa debout qu'un simulacre de ces privilèges; Elisabeth et Catherine y introduisirent le servage. Le pauvre pays protestait, mais comment pouvait-il s'opposer à cette avalanche fatale qui roulait du Nord jusqu'à la Mer Noire, et couvrait tout ce qui portait le nom russe du même linceul d'un esclavage uniforme et glacê? L'Ukraine subit le sort de Novgorod, de Pskov, mais beaucoup plus tard, et un seul siècle de servitude n'a pu effacer tout ce qu'il y avait d'indêpendant et de poêtique dans ce brave peuple. Il y a là plus de dêveloppement individuel, plus de teinte locale que chez nous; chez nous, un malheureux uniforme couvre indistinctement toute la vie populaire. Les hommes naissent pour se courber devant une fatalitê injuste, et meurent sans traces, laissant leurs enfants recommencer la même vie dêsespêrante. Notre peuple ne connaît pas son histoire, tandis que chaque village en Petite-Russie a sa lêgende. Le peuple russe ne se souvient que de Pougatcheff et de 1812.
   Les nouvelles par lesquelles dêbuta Gogol forment une sêrie de tableaux de mœurs et de paysages de la Petite-Russie d'une beautê rêelle, pleine de gaîtê, de grâce, de mouvement et d'amour. Des nouvelles pareilles sont impossibles dans la Grande-Russie, faute de sujet, d'original. Chez nous, les scènes populaires prennent de suite une face sombre et tragique qui oppresse le lecteur; J3 dis tragique, seulement dans le sens de Laocoon. C'est le tragique d'un destin auquel l'homme succombe sans lutte. La douleur se change en rage et en dêsolation, le rire en ironie amère et haineuse. Qui peut lire sans frêmir d'indignation et de honte le roman magnifique Anton Gorêmyka, et le chef-d'œuvre de J. Tour-guêneff Rêcits du Chasseur?
   A mesure que Gogol sort de la Petite-Russie et s'approche de la Russie centrale, les images naïves et gracieuses disparaissent. Plus de hêros demi-sauvage dans le genre de Tarass Boulba {Tarass Boulba, les Gens d'autrefois et encore quelques nouvelles de Gogol sont traduites en franèais par M. Viardot. Il y a une traduction allemande des Ames Mortes.}, plus de vieillard dêbonnaire et patriarcal qu'il a si bien dêpeint dans les Gens d'autrefois. Sous le ciel moscovite, tout en lui devient sombre, brumeux, hostile. Il rit toujours, il rit même plus qu'auparavant, mais c'est d'un autre rire, et il n'y a que les gens d'une grande duretê de cœur ou d'une grande simplicitê d'âme qui se soient laissês prendre à ce rire. Passant de ses Petits-Russiens et Cosaques aux Russes, Gogol laisse de côtê le peuple, et s'arrête à ses deux ennemis les plus acharnês: le fonctionnaire et le seigneur. Jamais personne n'a fait avant lui, sur le tchinov-nik russe, un cours si compl

Категория: Книги | Добавил: Anul_Karapetyan (24.11.2012)
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