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Герцен Александр Иванович - Du developpement des idêes rêvolutionnaires en Russie, Страница 7

Герцен Александр Иванович - Du developpement des idêes rêvolutionnaires en Russie


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chise qui consiste à faire voir le côtê sombre de la vie russe.
   Il semblerait pourtant' qu'un parti qui s'expose à la potence, aux mines, à la confiscation des biens, à l'êmigration, ne manquait ni de patriotisme ni de conviction. Le 14 dêcembre n'a pas êtê, que nous sachions, l'œuvre des Slavophiles, toutes les persêcutions ont êtê rêservêes à nous, le sort a jusqu'ici êpargnê les Slavophiles.
   Eh bien, oui, il y a de la haine dans notre amour, nous sommes indignês, nous reprochons au peuple autant qu'au gouvernement l'êtat où nous nous trouvons; nous ne craignons pas de dire les vêritês les plus dures, mais nous les disons parce que nous aimons. Nous ne fuyons pas du prêsent dans le passê, car nous savons que la dernière page de l'histoire est l'êtat actuel. Nous ne fermons pas les oreilles aux cris de douleur du peuple, et nous avons le courage de constater, le cœur navrê, combien l'esclavage le dêprave; cacher ces tristes rêsultats, ce n'est pas de l'amour, c'est de la vanitê. Nous avons sous les yeux le servage et l'on nous accuse de calomnie, et l'on ne veut pas que le triste tableau du paysan pillê par la noblesse et le gouvernement, vendu presque au poids, dêgradê par les verges, mis bors la loi, nous poursuive nuit et jour comme un remords, comme une accusation? Les Slavopbiles aiment mieux lire les lêgendes du temps de Vladimir, ils veulent qu'on leur reprêsente Lazare couvert non de plaies, mais d'êtoffes de soie. II faut êlever pour eux comme pour Catherine des villages en carton et des jardins de coulisse le long des routes, de Pêtersbourg jusqu'à la Crimêe.
   Le grand acte d'accusation que la littêrature russe dresse contre la vie russe, cette nêgation complète et ardente de nos propres fautes, cette confession qui a horreur de notre passê, cette ironie amère qui fait rougir du prêsent, c'est notre espêrance, c'est notre salut, l'êlêment progressif de la nature russe.
   Et quelle est la signification des êcrits de Gogol que les Slaves admirent avec tant d'exagêration? Quelque autre a-t-il placê plus haut que lui le pilori auquel il a attachê la vie russe?
   L'auteur de l'article du Moscovite dit que Gogol "descendit comme un mineur dans ce monde sourd sans tonnerre ni secousses, immobile et êgal, marais sans fond, qui entraîne doucement, mais sans retour, tout ce qu'il y a de frais (c'est un Slavophile qui parle); il descendit comme un mineur qui a trouvê sous terre une veine qui n'a pas encore êtê entamêe". Oui, Gogol a senti cette force, cette mine vierge sous la terre inculte. Peut-être même l'eût-il entamêe, mais malheureusement il crut avant le temps avoir atteint le fond, et au lieu de continuer à dêblayer, il se mit à chercher l'or. Qu'en est-il rêsultê? Il commenèa à dêfendre ce qu'il avait dêmoli, à justifier le servage, et finit par se jeter aux pieds du reprêsentant de la "bienveillance et de l'amour".
   Que les Slavophiles mêditent la chute de Gogol. Ils y trouveront plus de logique peut-être que de faiblesse. De l'humilitê orthodoxe, de l'abnêgation qui place son individualitê dans celle du prince, à l'adoration de l'autocrate, il n'y a qu'un pas.
   Et que peut-on faire pour la Russie quand on est du côtê de l'empereur? Les temps de Pierre, le grand tzar, sont passês; Pierre, le grand homme, n'est plus au Palais d'hiver, il est en nous.
   Il est temps de comprendre cela et, quittant enfin une lutte dêsormais puêrile, de nous rêunir au nom de la Russie, mais au nom aussi de l'indêpendance.
   Chaque jour peut renverser le vieil êdifice.social de l'Europe, entraîner la Russie dans le courant orageux d'une immense rêvolution. Est-ce le temps de prolonger une querelle de famille et d'attendre que les êvênements nous dêpassent, parce que nous n'avons prêparê ni les conseils, ni les paroles qu'on attend peut-être de nous?
   Et n'avons-nous pas un champ ouvert à notre conciliation?
   Le socialisme qui partage si dêfinitivement, si profondêment l'Europe en deux camps ennemis, n'est-il pas acceptê des Slavophiles comme de nous? C'est le pont sur lequel nous pouvons nous donner la main.
  

ÉPILOGUE

  
   Pendant les sept ou huit dernières annêes avant la rêvolution de Fêvrier, les idêes rêvolutionnaires allaient s'accroissant, grâce à la propagande et au travail interne qui prenait un essort de plus en plus considêrable. Le gouvernement paraissait las de poursuites.
   La grande question qui dominait toutes les autres et qui commenèait à agiter le gouvernement, la noblesse et le peuple, c'êtait la question de l'êmancipation des paysans. On sentait bien qu'il êtait impossible d'aller plus loin avec le carcan du servage au cou.
   L'oukase du 2 avril 1842 qui invitait la noblesse à cêder quelques droits aux paysans, en retour des redevances et des obligations qu'on avait stipulêes de part et d'autre, prouve assez clairement, que le gouvernement voulait l'êmancipation.
   La noblesse des provinces s'en êmut', se divisa en partis, prenant cause pour ou contre l'affranchissement. On se hasardait à parler de l'êmancipation dans les rêunions êlectorales. Le gouvernement permit à la noblesse, dans deux ou trois chefs-lieux, de nommer des comitês pour aviser aux moyens d'affranchir les serfs. Une partie des seigneurs êtaient exaspêrês, ils ne voyaient dans cette grande question sociale qu'une attaque de leurs privilèges et de la propriêtê et s'opposaient à toute innovation, se sachant appuyês par l'entourage du tzar. La jeune noblesse voyait plus clair et calculait mieux. Ici, nous ne parlons pas de ces quelques individus pleins de dêvoûment et d'abnêgation, qui sont prêts à sacrifier leurs biens, pour effacer le mot dêgradant de servage du front de la Russie et pour expier l'ignoble exploitation du paysan. Les enthousiastes ne peuvent jamais entraîner une classe entière, si ce n'est en pleine rêvolution, comme la noblesse franèaise a êtê entraînêe le 4 août 1792 par une gênêreuse minoritê. La grande majoritê des êmancipateurs dêsiraient l'êmancipation, non seulement parce qu'ils en comprenaient la justice, mais aussi parce qu'ils en voyaient la nêcessitê. Ils voulaient rêgler l'êmancipation à temps pour rêduire au minimum les pertes. Ils voulaient prendre l'initiative pendant qu'ils avaient le pouvoir. S'opposer et rester les bras croisês êtait le moyen le plus sûr de voir l'empereur ou le peuple entrer dans la voie pour ne s'arrêter qu'à l'expropriation.
   Le ministre des domaines publics, Kissêloff, le reprêsentant de l'êmancipation dans le sein du gouvernement et le ministre de l'intêrieur Pêrofski, qui a tuê l'oukase du 2 avril par ses commentaires,recevaient des projets de toutes les parties de l'empire. Bons ou mauvais, ces projets dêcelaient une grande prêoccupation du pays.
   A travers toute la divergence d'opinions et de vues, à travers toute la diffêrence de position, d'intêrêt de localitê, un principe êtait admis sans contestation. Ni le gouvernement, ni la noblesse, ni le peuple ne pensaient à êmanciper les paysans sans leurs terres. On variait infiniment dans l'apprêciation de la quote-part à concêder aux paysans, des conditions à leur imposer, mais personne ne parlait sêrieusement d'une êmancipation dans le prolêtariat, si ce n'est quelques incurables adeptes de la vieille êconomie politique.
   Crêer une vingtaine de millions de prolêtaires, c'êtait une perspective qui faisait, et pour cause, pâlir le gouvernement et les seigneurs. Et pourtant, du point de vue de la religion de la propriêtê, du droit absolu et imprescriptible de la possession et de l'usage illimitê, il n'y avait aucun moyen de rêsoudre la question sans une insurrection en masse des paysans, sans un êbranlement forcê de la possession territoriale: puisque les mutations des propriêtês faites à main armêe sont acceptêes comme des faits accomplis dûment lêgalisês par l'êconomie politique.
   Au prime abord, il paraît êtrange que dans un pays dans lequel l'homme est presque chose, où il appartient au sol, où il fait partie de la propriêtê et se vend avec elle, l'idolâtrie de la propriêtê ait êtê la moins dêveloppêe. On la dêfend avec tênacitê chez nous, comme une proie, mais non comme un droit. Il êtait difficile d'enraciner une foi dans l'infaillibilitê et la justice d'un droit dont les absurditês êtaient êvidentes pour les deux parties; pour le seigneur qui possêdait ses paysans, comme pour le paysan serf qui n'êtait pas le propriêtaire de sa possession. On savait que l'origine des droits seigneuriaux êtait assez obscure; on savait bien qu'une sêrie de mesures arbitraires, mesures de police, avaient peu à peu asservi la Russie agricole à la Russie nobiliaire; on pouvait donc s'imaginer une autre sêrie de mesures qui l'êmancipassent.
   Le manque même de notions juridiques bien arrêtêes, le vague dans les droits ne permettaient pas non plus aux idêes de propriêtê de se consolider, de prendre corps. Le peuple russe n'a vêcu que de la vie communale, il ne comprend ses droits et ses devoirs que par rapport à la commune. Hors d'elle il ne reconnaît pas de devoirs et ne voit que la violence. En s'y soumettant, il ne se soumet qu'à la force; l'injustice flagrante d'une partie de la lêgislation l'a amenê au mêpris de l'autre. L'inêgalitê complète devant le tribunal a tuê en lui le germe du respect pour la lêgalitê. Le Russe, à quelque classe qu'il appartienne, enfreint la loi, partout où il peut le faire impunêment; le gouvernement agit de même. C'est pênible et triste pour le moment, mais il y a un avantage immense pour l'avenir.
   En Russie, derrière l'êtat visible il n'y a pas d'êtat invisible, qui ne soit que l'apothêose, la transfiguration de l'ordre de choses existant, il n'y a pas d'idêal impossible qui ne coïncide jamais avec la rêalitê, tout en la promettant toujours. Il n'y a rien derrière les palissades où une force supêrieure nous tient en êtat de siège. La possibilitê d'une rêvolution en Russie se rêduit à une question de force matêrielle. C'est ce qui fait de ce pays, sans autres causes que celles que nous avons mentionnêes, le sol le mieux prêparê pour une rêgênêration sociale.
   Nous avons dit que, dès l'apparition dusaint-simonisme, après 1830, le socialisme fit une grande impression sur les esprits, à Moscou. On voyait dans cette doctrine l'expression d'un sentiment plus intime que dans les doctrines politiques, habituê qu'on êtait aux communes, aux partages des terres, aux associations ouvrières. Têmoins de l'abus le plus exorbitant du droit de propriêtê, nous êtions moins froissês par le socialisme que le bourgeois occidental.
   Peu à peu les productions littêraires se pênêtraient de tendances et d'inspirations socialistes. Les romans et les nouvelles, même les êcrits des Slavophiles protestaient contre la sociêtê actuelle, d'un point de vue qui êtait plus que politique. Il suf-lit de citer le roman de Dostoïefski Les Pauvres Gens.
   A Moscou le socialisme marchait de front avec la philosophie de Hegel. L'alliance de la philosophie moderne'et du socialisme n'est pas difficile à concevoir, pourtant ce n'est que dans ce dernier temps que les Allemands ont acceptê la solidaritê entre la science et la rêvolution, non qu'ils ne la comprissent pas auparavant, mais parce que le socialisme, comme tout ce qui est pratique, ne les intêressait pas. Les Allemands pouvaient être profondêment radicaux dans la science en restant conservateurs dans leurs actions, poètes sur papier et bourgeois dans la vie. Le dualisme nous est, au contraire, antipathique. Le socialisme nous paraissait être le syllogisme le plus naturel de la philosophie, l'application de la logique à l'Etat.
   Il est à remarquer qu'à Pêtersbourg le socialisme revêtait un autre caractère. Là, les idêes rêvolutionnaires ont toujours êtê plus pratiques qu'à Moscou; leur fanatisme froid est celui des mathêmaticiens; à Pêtersbourg on aime la rêgularitê, la discipline, l'application. Pendant qu'on dispute à Moscou, on s'associe à Pêtersbourg. La franc-maèonnerie et le mysticisme avaient leurs adeptes les plus ardents dans cette dernière ville, c'est là que se publiait le Messager de Sion, organe de la sociêtê biblique. La conjuration du 14 dêcembre a mûri à Pêtersbourg, elle ne se serait jamais assez dêveloppêe à Moscou pour descendre sur la place publique. A Moscou, il est très difficile de s'entendre; les individualitês sont trop capricieuses et trop êpanouies. A Moscou, il y a plus d'êlêments poêtiques, plus d'êrudition et avec cela plus de nonchalance, de laisser-aller, plus de paroles inutiles, plus de divergence d'opinions. Le saint-simonisme vague, religieux et en même temps analytique allait merveilleusement bien aux moscovites. Après l'avoir êtudiê, ils passaient tout naturellement à Proudhon, comme de Hegel à Feuerbach.
   Le fouriêrisme plus que le saint-simonisme convient à la jeunesse studieuse de Pêtersbourg. Le fouriêrisme, qui ne tendait qu'à une rêalisation immêdiate, qui voulait l'application pratique, qui rêvait, lui aussi, mais qui appuyait ses rêves sur des calculs arithmêtiques, qui cachait sa poêsie sous le titre d'industrie et son amour de libertê sous l'embrigadement des ouvriers, le fouriêrisme devait trouver un êcho à Pêtersbourg. Le phalanstère n'est autre chose qu'une commune russe et une caserne de travailleurs, une colonie militaire sur le pied civil, un rêgiment industrieux. Ou a remarquê que l'opposition qui lutte de Iront avec un gouvernement a toujours quelque chose de son caractère mais en sens inverse. Et je crois bien qu'il y a quelque fond de vêritê dans la crainte que le gouvernement russe commence à avoir-du communisme: le communisme c 'est l'autocratie russe renversêe.
   Pêtersbourg devancera Moscou, au nom de ces opinions tranchêes, bornêes peut-être, mais actives et pratiques. L'honneur de l'initiative lui appartiendra avec Varsovie, mais si le tzarisme succombe, le centre de la libertê sera dans le cœur de la nation, à Moscou.
   L'avortement complet de la rêvolution en France, la malheureuse issue de la rêvolution de Vienne et la fin comique de celle de Berlin furent en Russie le commencement d'une rêaction redoublêe. Tout fut paralysê de nouveau, le projet de l'êmancipation des serfs abandonnê et remplacê par celui de fermer toutes les Universitês; on crêa une double censure et de nouvelles difficultês à la remise des passeports pour les pays êtrangers. On poursuivit les journaux, les livres, les paroles, les costumes, les femmes et les enfants.
   En 1849 une nouvelle phalange de jeunes gens hêroïques est allêe en prison, et de là aux travaux forcês et en Sibêrie {*}. Une terreur accablante abattit tous les germes, fit courber toutes les têtes, la vie intellectuelle se cacha de nouveau ou ne laissa percer que la frayeur, qu'une dêsolation muette, et depuis chaque nouvelle qui venait de la Russie remplissait l'âme de dêsolation et d'une profonde tristesse.
   {* Nous faisons allusion à la sociêtê de Pêtrachefski. Des jeunes gens se rêunissaient chez lui pour dêbattre des questions sociales. Ce club avait existê quelques annêes dêjà, lorsque, au dêbut de la campagne de Hongrie, le gouvernement rêsolut à lui donner les proportions d'une vaste conjuration et fit multiplier les arrestations.
   Il ne trouva que des opinions là où il cherchait des complots, ce qui ne l'empêcha pas de faire condamner tous les accusês à la peine de mort, afin de se donner la gloire de la grâce. Le tzar commua leur peine en celle des mines, de l'exil ou de soldat. On cite parmi eux Spechneff, Grigorieff, Dostoïefski, Kachkine, Golovinnski, Mombelli etc.}
   Nous ne nous arrêterons point à ce tableau lugubre d'une lutte inêgale où chaque fois la pensêe est êcrasêe par la force. Il n'y a là rien de nouveau, c'est ce procès interminable qui traverse toute l'histoire et qui aboutit de temps en temps à la ciguë, à la croix, aux autodafês, aux fusillades, aux pendaisons et aux dêportations.
   Quoi qu'on dise, les moyens que le gouvernement emploie, moyens cruels, ne sont pas cependant de force à êtouffer tous les germes du progrès. Ils font pêrir beaucoup de personnes dans des souffrances morales terribles, mais nous devions nous y attendre, et certes ces mesures rêveillent plus de gens qu'ils n'en dêsarment.
   Pour êtouffer rêellement en Russie le principe rêvolutionnaire, la conscience de la position et la tendance d'en sortir, il faudrait que l'Europe entrât encore plus avant dans les principes et dans les voies du gouvernement de Pêtersbourg, que son retour à l'absolutisme fût plus complet. Il faudrait effacer le mot de "Rêpublique" du frontispice de la France, ce mot terrible, lors même qu'il est un mensonge et une dêrision. Il faut arracher à l'Allemagne le droit imprudemment concêdê de la parole libre. Le lendemain de la journêe où un gendarme prussien, aidê d'un Croate, aura cassê les dernières presses sur le piêdestal de la statue de Guttenberg traînêe dans la boue par des frères ignorantins, ou, à Paris, sur la place de la Rêvolution, un bourreau, bêni par le Pape, aura brûlê les œuvres des philosophes franèais, le lendemain de cette journêe, l'omnipotence du tzar aura atteint son apogêe.
   Ceci est-il possible?
   Qui peut dire de nos jours ce qui est possible et ce qui ne l'est pas? Le combat n'est pas fini, la lutte continue.
   L'avenir de la Russie n'a jamais êtê plus êtroitement uni à l'avenir de l'Europe qu'il ne l'est aujourd'hui. On a vu nos espêrances - mais nous ne voudrions rêpondre de rien, non par vanitê puêrile, de crainte que l'avenir ne nous donnât un dêmenti, mais par impossibilitê de prêvoir quelque chose dans une question dont la solution ne dêpend pas exclusivement des donnêes intêrieures.
   D'un côtê, le gouvernement russe n'est pas russe, mais en gênêral despotique et rêtrograde. Il est plus allemand que russe, comme le disent les Slavophiles, et c'est là ce qui explique la sympathie et l'amour avec lequel les autres gouvernements se tournent vers lui. Pêtersbourg, c'est la nouvelle Rome, la Rome de l'esclavage universel, la mêtropole de l'absolutisme, voilà pourquoi l'empereur de Russie fraternise avec l'empereur d'Autriche et l'aide à opprimer les Slaves. Le principe de son pouvoir n'est pas national, et l'absolutisme est plus cosmopolite que la rêvolution.
   D'un autre côtê, les espêrances et les aspirations de la Russie rêvolutionnaire coïncident avec les espêrances et les aspirations de l'Europe rêvolutionnaire et anticipent sur leur alliance dans l'avenir. L'êlêment national que la Russie apporte, c'est la fraîcheur de la jeunesse et une tendance naturelle vers les institutions socialistes.
   L'impasse où sont arrivês les Etats de l'Europe est manifeste. Il leur faut nêcessairement s'êlancer vigoureusement en avant ou reculer plus qu'ils ne le font. Les antithèses sont trop inexorables, les questions trop tranchêes et trop mûries par les souffrances et les haines pour pouvoir s'arrêter à des semi-solutions, à des transactions paisibles entre l'autoritê et la libertê. Mais s'il n'y a pas de salut pour les Etats dans la forme dans laquelle ils existent, le genre de leur mort peut être bien diffêrent. La mort peut venir par la palingênêsie ou par la putrêfaction, par la rêvolution ou par la rêaction. Le conservatisme qui n'a d'autre but que la conservation d'un statu quo usê, est aussi destructif que la rêvolution. Il anêantit le vieil ordre, non pas par le feu ardent de l'inflammation, mais par le feu lent du marasme.
   Si le conservatisme a le dessus en Europe, le pouvoir impêrial en Russie non seulement êcrasera la civilisation, mais il anêantira toute la classe d'hommes civilisês, et puis...
   Et puis, nous voilà devant une question toute nouvelle, devant un avenir mystêrieux. L'autocratie, après avoir triomphê de la civilisation, se trouvera face à face avec un soulèvement de paysans, avec une rêvolte colossale dans le genre de celle de Pougatcheff. La moitiê de la force du gouvernement de Pêtersbourg est basêe sur la civilisation et sur la profonde division qu'il a fomentêe, entre les classes civilisêes et les paysans. Le gouvernement s'appuie constamment sur les premières, c'est dans le-sein de la noblesse qu'il prend les moyens, les hommes et les conseils. En brisant dans ses mains un instrument si essentiel, l'empereur redevient tzar, mais il ne sullira pas pour cela de laisser pousser la barbe et de revêtir le zipoun. La maison Holstein-Gottorp est trop allemande, trop pêdantesque, trop apprise pour se jeter franchement dans les bras d'un nationalisme à demi sauvage, pour se mettre à la tête d'un mouvement populaire qui ne voudra au commencement que rêgler ses comptes avec la noblesse, qu'êtendre les institutions de la commune rurale à toutes les propriêtês, aux villes, à l'Etat entier.
   Nous avons vu une monarchie entourêe d'institutions rêpublicaines, mais notre imagination se refuse à concevoir un empereur de Russie entourê d'institutions communistes.
   Avant que cet avenir êloignê se rêalise, il s'accomplira bien des choses et l'influence de la Russie impêriale ne sera pas moins funeste pour l'Europe rêactionnaire que l'influence de cette dernière le sera pour la Russie. C'est elle, c'est cette Russie soldatesque qui veut, par les baïonnettes, mettre une fin aux questions qui agitent le monde. C'est elle qui mugit et gronde comme la mer aux portes du monde civilisê, toujours prête à dêborder, toujours frêmissante du dêsir d'envahir, comme si elle n'avait rien à faire chez elle, comme si des remords et des vertiges troublaient l'esprit de ses souverains.
   La rêaction seule peut ouvrir ces portes. Ce sont les Habsbourg et les Hohenzollem qui solliciteront l'aide fraternelle de l'armêe russe et la guideront au cœur de l'Europe.
   C'est alors que le grand parti de l'ordre verra ce que c'est qu'un gouvernement fort, ce que c'est que le respect de l'autoritê Nous conseillons aux petits princes de l'Allemagne d'êtudier dès à prêsent le sort des princes royaux de la Gêorgie, auxquels on a donnê à Pêtersbourg un peu d'argent, le titre d'altesse et le droit d'avoir une couronne royale sur leur voiture. L'Europe rêvolutionnaire, au contraire, ne peut être vaincue par la Russie impêriale. Elle sauvera la Russie d'une crise affreuse et elle se sauvera elle-même de la Russie.
   Le gouvernement russe, après avoir travaillê vingt ans, est parvenu à allier d'une manière indissoluble la Russie à l'Europe rêvolutionnaire.
   Il n'y a plus de frontières entre la Russie et la Pologne.
   Or donc, l'Europe sait ce que c'est que la Pologne, cette nation abandonnêe de tout le monde dans une lutte inêgale, qui depuis a versê à flots son sang sur tous les champs de bataille où il s'est agi de conquêrir la libertê d'un peuple quelconque. On connaît ce peuple qui, après avoir succombê sous le nombre, a traversê l'Europe en triomphateur plutôt qu'en vaincu, et s'est dispersê dans les autres peuples pour leur enseigner, malheureusement sans succès, l'art de succomber sans flêchir, sans s'avilir et sans perdre la foi. Eh bien, on peut anêantir la Pologne, mais non pas l'asservir, on peut exêcuter la menace de Nicolas de ne laisser sur la place de Varsovie qu'une inscription et un tas de pierres, mais la rendre esclave, à l'instar des provinces paisibles de la Baltique, c'est impossible.
   Confondant la Pologne avec la Russie, le gouvernement a êlevê un pont immense pour le passage solennel des idêes rêvolutionnaires, un pont qui commence à la Vistule et finit à la Mer Noire.
   La Pologne est censêe morte, mais à chaque appel elle rêpond "Prêsente", comme l'a dit, en 1848, l'orateur d'une dêputation polonaise. Elle ne doit pas bouger, sans être sûre de ses voisins occidentaux, car elle en a assez de la sympathie de Napolêon et des cêlèbres paroles de Louis-Philippe: "La nationalitê polonaise ne pêrira pas".
   Ce n'est pas de la Pologne, ce n'est pas de la Russie que nous doutons, c'est de l'Europe. Si nous avions quelque foi dans les peuples d'Occident, avec quel empressement eussions-nous dit aux Polonais:
   "Votre sort, frères, est pire que le nôtre, vous avez beaucoup souffert, patience encore; un grand avenir est au bout de vos malheurs. Vous tirerez une vengeance sublime, vous aiderez l'êmancipation de ce peuple par les mains duquel on a rivê vos fers. Dans vos ennemis, au nom du tzar et de l'autocratie, vous reconnaîtrez vos frères, au nom de l'indêpendance et de la libertê".
  

ANNEXE SUR LA COMMUNE RURALE EN RUSSIE

  
   La commune rurale russe subsiste de temps immêmorial, et les formes s'en retrouvent assez semblables chez toutes les tribus slaves. Là, où elle n'existe pas, elle a succombê sous l'influence germanique. Chez les Serbes, les Bulgares et les Montênêgrins, elle s'est conservêe plus pure encore qu'en Russie. La commune rurale reprêsente pour ainsi dire l'unitê sociale, une personne morale, l'Etat n'a jamais dû aller au-delà; elle est le propriêtaire, la personne à imposer; elle est responsable pour tous et pour chacun, et par suite elle est autonome en tout ce qui concerne ses affaires intêrieures.
   Son principe êconomique est l'antithèse parfaite de la cêlèbre maxime de Malthus: elle laisse chacun sans exception prendre place à sa table. La terre appartient à la commune et non à ses membres en particulier; à ceux-ci appartient le droit inviolable d'avoir autant de terre que chaque autre membre en possède au dedans de la même commune; cette terre lui est donnêe comme possession sa vie durant; il ne peut et n'a pas besoin non plus de la lêguer par hêritage. Son fils, aussitôt qu'il a atteint l'âged'homme, a le droit, même du vivant de son père, de rêclamer de la commune une portion de terre. Si le père a beaucoup d'enfants, ils reèoivent après avoir atteint la majoritê chacun une portion de terre; d'un autre côtê, à la mort de chacun des membres de la famille, la terre revient à la commune.
   Il arrive frêquemment que des vieillards très âgês rendent leur terre et acquièrent par là le droit de ne point payer d'impôts. Un paysan, qui quitte pour quelque temps sa commune, ne perd pas pour cela ses droits à la terre, ce n'est que par l'exil prononcê par la commune (ou le gouvernement) qu'on peut la lui retirer, et la commune ne peut prendre part à une pareille dêcision que par un vote unanime; elle n'a cependant recours à ce moyen que dans les cas extrêmes. Enfin, un paysan perd aussi ce droit dans le cas où, sur sa demande, il est affranchi de l'union communale. Il est alors autorisê seulement à prendre avec lui son bien mobilier, rarement lui permet-on de disposer de la maison ou de la transporter. De cette sorte, le prolêtariat rural est chose impossible.
   Chacun de ceux qui possèdent une terre dans la commune, c'est-à-dire chaque individu majeur et imposê, a voix dans les intêrêts de la commune. L'ancien du village et ses adjoints sont choisis dans une rêunion gênêrale. On procède de même pour dêcider les procès entre les diffêrentes communes, pour partager la terre et pour rêpartir les impôts. (Car c'est essentiellement la terre qui paie et non la personne" Le gouvernement compte seulement les têtes; la commune fait sa distribution de la somme totale en prenant pour unitê le travailleur actif, c'est-à-dire le travailleur qui a une terre à son usage).
   L'ancien (le starost) a une grande autoritê sur chaque membre, mais non sur la commune; pour peu que celle-ci soit unie, elle peut très bien contrebalancer le pouvoir de l'ancien, l'obliger même à renoncer à sa place s'il ne veut pas se plier à leurs voeux. Le cercle de son activitê est d'ailleurs exclusivement administratif; toutes les questions qui ne sont pas purement de police sont rêsolues, ou d'après les coutumes en vigueur, ou par le conseil des pères de famille, des chefs de maison ou enfin par la rêunion gênêrale. M. Haxthausen {Dans un ouvrage très intêressant, mais frênêtiquement rêactionnaire Sur la Russie agricole qu'il a publiê, en 1847, en allemand et en franèais.} a commis une grande erreur en disant que le prêsident administre despotiquement la commune. Il ne peut agir despotiquement que si toute la commune est pour lui.
   Cette erreur a conduit Haxthausen à voir dans ce starost l'image de l'autoritê impêriale. L'autoritê impêriale, rêsultat de la centralisation moscovite de la rêforme de Pêtersbourg, n'a pas de contre-poids, tandis que l'autoritê du starost dêpend de la commune.
   Que l'on considère maintenant que chaque Russe qui n'est point citadin ou noble doit appartenir à une commune, et que le nombre des habitants des villes, par rapport à la population des campagnes, est extrêmement restreint et l'impossibilitê d'un prolêtariat nombreux devient êvidente. Le plus grand nombre des travailleurs des villes appartient aux communes rurales pauvres, surtout à celles qui ont peu de terre, mais, comme il a êtê dit, ils ne perdent pas leurs droits dans la commune; ainsi les fabricants doivent nêcessairement payer aux travailleurs un peu plus que ne leur rapporterait le travail des champs.
   Souvent ces travailleurs se rendent dans les villes pour l'hiver seulement, d'autres y restent pendant des annêes; ces derniers forment entre eux de grandes associations de travailleurs; c'est une sorte de commune rurale mobilisêe. Ils vont de ville en ville (les mêtiers sont presque libres), et leur nombre rêuni dans la même association s'êlève souvent jusqu'à plusieurs centaines, quelquefois même jusqu'à mille; il en est ainsi, par exemple, des charpentiers et des maèons à Pêtersbourg et à Moscou, et des voituriers sur les grandes routes. Le produit de leur travail est administrê par des directeurs choisis, et partagê d'après, l'avis de tous dans des assemblêes gênêrales.
   Le seigneur peut rêduire la terre concêdêe aux paysans, il peut choisir pour lui le meilleur sol; il peut agrandir ses bien-fonds, et, par là, le travail du paysan; il peut augmenter les impôts, mais il ne peut pas refuser aux paysans une portion de terre suffisante, et la terre, une fois appartenant à la commune, demeure complètement sous l'administration communale, la même en principe que celle qui rêgit les terres libres; le seigneur ne se mêle jamais dans ses affaires.
   On a vu des seigneurs qui voulaient introduire le système europêen du partage parcellaire des terres et la propriêtê privêe. Ces tentatives provenaient pour la plupart de la noblesse des provinces de la Baltique; mais elles êchouèrent toutes, et finirent gênêralement par le massacre des seigneurs ou par l'incendie de leurs châteaux; car tel est le moyen national auquel le paysan russe a recours pour faire connaître qu'il proteste {Par les documents que publie le ministère de l'intêrieur, on voit que gênêralement chaque annêe, dêjà avant la dernière rêvolution de 1848, 60 à 70 seigneurs fonciers furent massacrês par leur paysans. N'est-ce pas la protestation permanente contre autoritê illêgale.}.
   L'effroyable histoire de l'introduction des colonies militaires a montrê ce que c'est que le paysan russe quand on l'attaque dans sa dernière forteresse. Le libêral Alexandre fit emporter les villages d'assaut; l'exaspêration des paysans grandit jusqu'à la fureur la plus tragique; ils êgorgèrent leurs enfants pour les soustraire aux institutions absurdes qui leur êtaient imposêes par la baïonnette et la mitraille. Le gouvernement, furieux de cette rêsistance, poursuivit ces hommes hêroïques; il les fit battre de verges jusqu'à la mort, et, malgrê toutes ces cruatês et ces horreurs, il ne put rien obtenir La sanglante insurrection de la Staraïa Roussa, en 1831, a montrê combien peu ce malheureux peuple se laisse dompter.
   On dit que tous les peuples sauvages ont aussi commencê par une commune analogue; qu'elle a existê chez les Germains et les Celtes dans son eomplet dêveloppement, qu'on la trouve aux Indes, mais on ajoute que partout elle a dû disparaître avec les commencements de la civilisation.
   La commune germaine et celtique est tombêe devant deux idêes sociales complètement opposêes à la vie communale: la fêodalitê et le droit romain; Nous, par bonheur, nous nous prêsentons, avec notre commune, à une êpoque où la civilisation anti-oommunale aboutit à l'impossibilitê absolue de se dêgager, par ses principes, de la contradiction entre le droit individuel et le droit social.
   Mais, dit-on, par ce partage continu du sol, la vie communale trouvera sa limite naturelle dans l'accroissement delà population. Quelque grave en apparence que soit cette objection, il suffit, pour l'êcarter, de rêpondre que la Russie possède encore des terres pour tout un siècle, et que, dans ceut ans, la brûlante question de possession et de propriêtê sera rêsolue d'une faèon ou d'autre.
   Beaucoup d'êcrivains, et parmi eux Haxthausen, disent que, suite de cette instabilitê dans la possession, la culture du sol ne s'amêliore point; cela peut bien être; mais les amateurs agronomes oublient que l'amêlioration de l'agriculture, dans le système occidental de la possession, laisse la plus grande partie de la population dans une profonde misère, et je ne crois pas que la fortune croissante de quelques fermiers et le progrès de l'agriculture comme art, puissent être considêrês, par l'agronomie elle-même,
   Gomme un juste dêdommagement de l'horrible situation de prolêtariat affamês
   La Russie agreste se pliant à tout en apparence, n'a rêellement rien acceptê de la rêforme de Pierre Ier. Il sentait cette rêsistance passive; il n'aimait pas le paysan russe et n'entendait rien non plus à sa manière de vivre. Il fortifia, avec une lêgèretê coupable, les droits de la noblesse et resserra la chaîne du servage; dès lors, le paysan se renferma plus êtroitement que jamais au sein de sa commune, et ne s'en êcartait qu'en jetant autour de lui des regards dêfiants; il voit dans l'officier de police et le juge un ennemi, il voit dans le seigneur terrien une puissance brutale, contre laquelle il ne pouvait rien faire.
   Il commenèa dès lors à dêsigner par le mot malheureux tout condamnê par la loi; à mentir sous le serment et à nier tout, quand il êtait interrogê par un homme qui se prêsentait en uniforme et qui lui semblait le reprêsentant du gouvernement allemand. Cent cinquante ans, loin de le rêconcillier avec le nouvel ordre de choses, l'en ont encore êloignê davantage.
   Le paysan russe a beaucoup supportê, beaucoup souffert, il souffre beaucoup à cette heure, mais il est restê lui-même. Quoique isolê dans sa petite commune, sans liaison avec les siens tous dispersês sur cette immense êtendue du pays, il a trouvê dans une rêsistance passive et dans la force de son caractère, les moyens de se conserver; il a courbê profondêment la tête, et lejmalheur a passê souvent au-dessus de lui sans le toucher; voilà pourquoi, malgrê sa position, le paysan russe possède tant d'agilitê, tant d'intelligence et de beautê, qu'à cet êgard il a excitê l'êtonnement de Gustine et d'Haxthausen.
  
   <1850-1851>
  

Категория: Книги | Добавил: Anul_Karapetyan (24.11.2012)
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